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Le télétravail : une solution d’avenir ?

Par Danièle Linhart, sociologue du travail, directrice de recherches émérite au CNRS, membre du GTM-CRESPPA

L’épisode du confinement lié à la Covid 19 s’est caractérisé par une généralisation du télétravail à tous ceux dont l’activité était compatible avec le travail à distance.

Les sondages réalisés alors ont révélé une grande satisfaction des télétravailleurs, comme de leurs employeurs jusqu’alors plutôt réticents. On a vite fait de tirer des enseignements de cette expérience imposée : puisque la productivité n’en a pas pâti (loin de là) et que les salariés proclamaient en majorité que leur bien-être en était augmenté, pourquoi ne pas reconsidérer la place que pourrait prendre le télétravail dans le monde du travail ?

Dans cette optique, il faut rester prudent et prendre en considération des éléments déterminants sur lesquels on a tendance à ne pas s’attarder. Tout d’abord, l’enthousiasme des travailleurs en télétravail 5 jours par semaine, est pour beaucoup lié aux conditions spécifiques de la période où l’extérieur constitue un milieu anxiogène, et où rester chez soi revient à rester à l’abri d’un virus menaçant. Télétravailler représente un privilège par rapport à ceux contraints de prendre les transports en commun pour rejoindre des lieux de travail où la promiscuité fait peur. Les ressorts de la satisfaction doivent donc être relativisés.

Il faut ensuite penser le télétravail en fonction de ce que représente le travail. On travaille avec les autres et pour les autres. Et l’on contribue de ce fait à nourrir l’interdépendance qui est à la base de notre société : on coopère avec les autres pour satisfaire les besoins d’autrui. Travailler c’est ainsi sortir de chez soi, aller à la rencontre des autres, prendre place dans des collectifs de travailleurs, des communautés de professionnels, et échanger avec des tiers (clients, usagers, patients, élèves, prestataires). C’est aussi, comme le soulignent les psychologues, sortir de soi (de ses problèmes personnels, de ses angoisses, de ses obsessions, de ses limites..). Travailler c’est affronter des problèmes que l’on peut partager et dépasser avec les autres, des collègues, la hiérarchie, ceux qui ont de l’expérience. Le travail permet de se confronter au monde extérieur, de s’y immerger.

Confiné devant son écran, en solitaire, loin des collègues, loin des destinataires de son travail, loin du lieu commun de travail, chacun risque, à terme, de vivre de façon purement abstraite son engagement dans le travail, avec un sentiment de déréalisation. Le travail, s’enlisant dans un périmètre de plus en plus restreint, sans stimulant, et désormais désincarné, le télé travailleur risque de perdre de vue les véritables enjeux du travail, son sens, sa finalité, son utilité, sa dimension sociale et humaine.

Il aura alors probablement plus de mal à supporter les dimensions délétères que véhicule le travail modelé par une rationalité économique de plus en plus libérale et financière, le travail pensé et organisé en dehors des salariés par des experts de grands cabinets éloignés des réalités du terrain. Sommés de renoncer à leurs propres valeurs professionnelles, citoyennes, morales, écologiques, les salariés doivent, en tant que subordonnés, mettre en œuvre des procédures, protocoles, process, méthodologies, imposés dans le cadre d’objectifs assignés.

Leur capacité à contrer cette réalité sera d’autant plus faible qu’ils sont de facto atomisés, loin de tout collectif, et donc plus impuissants encore à influer sur la définition du contenu de leur travail et de leurs missions.

Certes, il ne s’agit pas de s’opposer à ce que, à leur demande (et avec réversibilité s’ils le souhaitent) le télétravail s’installe pour une ou deux journées par semaine dans la mesure où il permet de diminuer la fatigue des déplacements, la dureté du vécu des open space, et d’introduire un peu de flexibilité dans les horaires. Mais il s’agit d’être attentif aux effets potentiels de sa généralisation qui risque de dénaturer l’essence même du travail. 

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