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Relocalisations : pour le médicament, l’incantation n’est ni nécessaire ni suffisante

Par Jacques Biot, Ancien Président de l’Ecole polytechnique, chargé de la mission stratégique sur les pénuries de médicaments auprès du Premier Ministre

La survenue de difficultés d’approvisionnement en certains médicaments, en ville et à l’hôpital, n’est pas un phénomène nouveau. Les professionnels de santé sont de ce fait confrontés à une désorganisation de la production de soins et à des coûts induits, et les patients se préoccupent légitimement des pertes de chance qui peuvent s’ensuivre.

Cette situation, qui n’est pas propre à la France et concerne d’autres pays développés ainsi que des pays émergents, touche pour l’essentiel des médicaments tombés dans le domaine public (hormis le cas des médicaments biologiques - vaccins, dérivés plasmatiques – qui relèvent d’une problématique spécifique). Face à cette situation préoccupante dont l’incidence va croissant, les autorités sanitaires, administratives et politiques, en concertation avec les industriels, ont progressivement développé un arsenal de mesures visant à pallier, dans l’urgence, les situations de rupture de stock, en exigeant l’information anticipée des autorités, la constitution de stocks de précaution, la recherche de sources d’approvisionnement alternatives, et l’identification de stratégies thérapeutiques de substitution en cas de pénurie avérée.

Mais l’opinion et de nombreux décideurs tendent à réclamer en outre une relocalisation globale et urgente de la production de principes actifs, au nom de la souveraineté nationale. Si une telle réflexion et une telle orientation sont pertinentes, leur mise en œuvre ne peut être ni généralisée, ni menée à l’aveugle, ni immédiate dans ses effets. Il convient donc de substituer à l’incantation, peu opérative, une véritable stratégie industrielle coordonnée.

Les faits sont têtus et la métrique du sujet, comme les exigences réglementaires (légitimes), doivent conduire à une approche au cas par cas. De quoi parle-t-on ? De 2800 principes actifs différents, commercialisés sous environ 15 000 à 20 000 présentations différentes. Pour chaque principe actif, de multiples étapes, parfois plusieurs dizaines, de synthèse chimique, suivies d’étapes supplémentaires, parfois très technologiques et spécifiques (antibiotiques, anesthésiques ou antimitotiques injectables, notamment) pour la mise sous forme pharmaceutique.

Si, lors du lancement d’une nouvelle molécule, l’ensemble du processus industriel est généralement intégré au sein du laboratoire d’origine, la chute du brevet conduit à la dissémination de la commercialisation entre de multiples génériqueurs. A ce stade, tout ou partie des étapes de production sont sous-traitées par les laboratoires titulaires de l’AMM (1), pour des raisons d’optimisation industrielle et économique, chez des façonniers spécialisés dans les différents types de fabrication. Or, il arrive parfois que l’une des étapes soit confiée, sans que les différents concurrents en aient conscience, à un sous-traitant monopolistique, qui seul bénéficie de la technologie nécessaire à la réalisation de cette étape. Que cet opérateur unique tombe en difficulté, pour des raisons économiques, environnementales, sanitaires ou industrielles, et c’est tout le marché qui est asséché.

Au sein de la chaîne de production, les ruptures d’approvisionnement en principes actifs sont à l’origine de 20 à 30 % au plus des pénuries. Si une délocalisation des productions chimiques a effectivement été observée au cours des décennies passées, l’interruption de production peut survenir dans tous les territoires (France, Italie, Espagne, Japon, Inde, Chine, etc.), sans qu’il soit pertinent de jeter l’opprobre sur un continent spécifique.

On voit donc qu’il n’est pas nécessaire de relocaliser la totalité de la production, mais de veiller à sécuriser celles des étapes de production qui se trouvent concentrées dans les mains d’un seul ou d’un petit nombre d’opérateurs industriels, quelle qu’en soit la localisation.

Cette relocalisation est-elle aisée à mettre en œuvre ? Ce n’est hélas pas le cas.

Chaque laboratoire titulaire de l’AMM a pour obligation de documenter, dans le dossier de chaque médicament qu’il commercialise, les opérateurs responsables et les sites de réalisation de chacune des étapes à partir de la synthèse chimique (elle-même documentée par un Drug Master File ou DMF). Pour garantir la conformité au dossier d’enregistrement des médicaments commercialisés, il n’est pas possible de changer d’opérateur ni de site pour chacune des étapes, en dehors des sites déposés dans le dossier.

Modifier un site de réalisation d’une étape de production nécessite un laborieux processus de développement industriel et de documentation, impliquant la réalisation de plusieurs lots, la vérification de leur conformité aux spécifications du dossier en termes physico-chimiques (y compris en ce qui concerne le profil d’impuretés), le dépôt de ces analyses auprès des autorités chargées de la sécurité du médicament, la vérification et l’approbation par ces dernières. En conséquence, le transfert d’une étape de production d’un médicament vers un site différent du ou des sites déposés au dossier peut nécessiter plusieurs mois voire plusieurs années, entre le temps nécessaire pour la réalisation des investissements et celui nécessaire à la validation réglementaire.

Coûteux en investissement et en temps, un processus de relocalisation industrielle doit donc être engagé sur une base rationnelle et non sur de simples intuitions. Il nécessite en outre la garantie d’une économie viable pour les acteurs concernés. A ce jour, dans le contexte de tension, il est logique au plan européen que les écarts de prix puissent conduire des acteurs à privilégier l’approvisionnement des marchés les plus rémunérateurs. A contrario, la réimplantation et le maintien durable de chaînons industriels sur le territoire européen, et l’approvisionnement stable du marché français, nécessitent a minima que les opérateurs y trouvent la rémunération de leur capital et des emplois mobilisés.

En résumé, la fréquence actuelle des ruptures de stock, et surtout la difficulté à y remédier une fois qu’elles sont établies, résultent des causes suivantes :

• Une absence de visibilité par les acteurs sur les maillons potentiellement fragiles de la chaîne d’approvisionnement d’une spécialité générique donnée.

• La difficulté voire l’impossibilité, pour des raisons réglementaires, de lancer rapidement une alternative industrielle en cas de pénurie avérée.

L’absence de leviers économiques, en ville comme à l’hôpital, pour favoriser le maintien des productions menacées et a fortiori pour encourager la relocalisation en Europe, dans des conditions environnementales, sanitaires et financières satisfaisantes, d’étapes de production cruciales.

Du point de vue de la puissance publique, les solutions structurelles à apporter sont donc principalement les suivantes :

• Mobiliser, par des moyens d’analyse des données et d’intelligence artificielle, les données disponibles au sein de l’ensemble des dossiers d’AMM déposés à l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament, pour identifier de manière proactive les spécialités rendues vulnérables par la concentration d’une étape de production chez un seul ou un très petit nombre de façonniers.

• Promouvoir l’instauration d’une coopération internationale réglementaire pour harmoniser les pratiques régulatoires relatives aux molécules anciennes, partager les informations relatives aux risques de pénuries, et coordonner les réponses industrielles ou sanitaires à apporter à ces cas.

• Fournir aux acheteurs publics de médicaments (national et hospitaliers) les outils économiques et juridiques nécessaires pour leur permettre d’intégrer des considérations de politique industrielle et de sécurité des approvisionnements dans leur démarche de sélection des fournisseurs

• Affirmer le caractère stratégique des industries d’amont du médicament et favoriser l’émergence d’un leader national susceptible de jouer un rôle consolidateur.

A cet égard, l’annonce en février dernier, par SANOFI, de l’externalisation de son activité de production européenne d’ingrédients pharmaceutiques, constitue un pas important dont il faut souligner la pertinence stratégique. Au-delà du champion national, de dynamiques industriels du secteur ont fait part de leur volonté d’investir. Il reste à l’Etat de se doter des outils stratégiques indispensables pour éclairer la décision publique et éviter des mesures désordonnées et industriellement inefficaces. 


1. AMM : Autorisation de Mise sur le Marché

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