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Cédric Villani : "Stupéfiant de voir combien l’épidémie en cours a transformé nos habitudes en un rien de temps"

Par Cédric Villani, Député de l’Essonne, Président de l’Office parlementaire scientifique (OPECST), Mathématicien, Professeur de l’Université Claude Bernard Lyon 1, Membre de l’Académie des sciences

C’était il n’y a même pas 100 jours. Le bon député devait serrer des centaines de mains par jour, être tactile et proche, et passer une partie de sa vie en Hémicycle, sous le regard permanent d’une caméra. Et dans la conscience collective, on faisait aux mauvais députés le double procès contradictoire de ne pas rencontrer assez de monde, et de ne pas être assez présent en hémicycle.

Bienvenue dans le monde inversé du confinement : le bon député montre l’exemple en restant toujours à distance des autres, et ne doit pas mettre un pied dans l’Hémicycle. À l’exception d’un très petit nombre qui viennent voter les lois au nom de leur groupe parlementaire, tenant soigneusement leurs distances, des huissiers s’activant pour nettoyer les micros entre les prises de parole.

Stupéfiant de voir combien l’épidémie en cours a transformé nos habitudes en un rien de temps. Ce changement, on l’a vu dans tous les rouages de la société. Les hôpitaux se sont adaptés à une vitesse inouïe, dans des circonstances extraordinairement dures, pour tenir le choc face à la vague de contaminations. Mais partout dans les institutions publiques, dans les entreprises, on a trouvé ses marques. Et l’Assemblée nationale ne fait pas exception : les députés se sont adaptés.

Et tout d’abord, je rendrai hommage à certains de mes collègues, médecins de formation, qui ont remis leur blouse blanche et sont retournés dans les hôpitaux, pour aider celles et ceux qui sont en première ligne face à l’épidémie, sous les yeux de la France entière qui les applaudit tous les soirs.

Et pour ceux qui continuent dans leurs fonctions de député ? En temps ordinaire, un rôle majeur du député consiste à faire le lien entre citoyens et entre institutions. Lien entre l’échelle locale et l’échelle nationale, aller-retours entre la "circo" et les ministères, discussions avec les élus et les corps intermédiaires, les entreprises et les citoyens, pour recueillir et donner des conseils et des explications, recevoir des plaintes et des demandes, expliquer et influencer. Dans le monde du confinement, c’est exactement pareil, sauf que tout cela se fait virtuellement. Que la circonscription soit à 10 ou 10 000 km de Paris, il suffira de quelques clics pour passer de l’une à l’autre.

Les réunions virtuelles viennent avec leurs splendeurs et leurs misères. Quand on a pratiqué la lourdeur administrative de la vénérable Assemblée, sa faiblesse bien connue en informatique, sa prudence légitime en matière de cybersécurité, son sens de la solennité, c’est ironique de voir une réunion parlementaire se programmer du jour au lendemain, rassembler parfois plus de 100 personnes en visioconférence. Skype, Face Time, Jitsi, Zoom... Et particulièrement ironique que Zoom, grâce à son ergonomie, se soit taillé la part du lion aussi pour les parlementaires, alors que ses failles de sécurité défraient la chronique !

Nouvelles technologies, nouvelles pratiques. Les députés sont plus décontractés et les attitudes se relâchent. Au plan formel, voir le ou la ministre apparaître comme une petite case dans un damier de visages, comme perdu au milieu des parlementaires, change significativement les rapports. Et puis surviennent les inévitables incidents qui désacralisent encore plus. Un sifflement strident, une intervention hachée, quelques participants qui ne parviennent pas à se faire entendre. L’un oublie qu’il est filmé et se met à passer un coup de fil ; une autre allume son micro par inadvertance et un bruit de conversation personnelle vient interrompre l’intervention du ministre...

Malgré tout cela, c’est un travail considérable qui est abattu, à travers la redoutable efficacité de la visioconférence. Ces réunions sont si faciles à programmer... et comme tout le monde est dans son appartement, tous les temps de transport ont disparu. Les ministres peuvent être convoqués au Parlement sans même sortir de leur bureau ; leur présence devient bien plus fréquente. Fini le casse-tête de l’organisation spatio-temporelle des réunions, où l’on doit trouver le lieu et l’heure qui conviennent : maintenant il n’y a plus que la concordance des temps à assurer.

Alors, dans le monde de crise où tout le monde doit parler avec tout le monde, où les esprits politiques s’échauffent comme dans une cocotte - minute, les réunions s’enchaînent.

Parfois c’est pour des motifs de première nécessité. Les présidents de commission, les présidents de groupe doivent repenser toute l’organisation, mettre en place des groupes de travail dédiés à la crise, faire des multitudes de points de coordination. Deux de mes collègues ont reçu la mission de coordonner le groupe majoritaire avec le gouvernement sur tout ce qui a trait à la crise : ce sont des emplois du temps déments, où les visioconférences et les coups de téléphone se succèdent sans pause du matin au soir.

Une nuit, un député très remonté décide de rassembler virtuellement, via Telegram, un petit groupe de pression pour renforcer une mesure de protection gouvernementale, à quelques heures de l’annonce attendue du ministre. Très vite, le petit noyau grossit, ceux qui sont présents sur la boucle Telegram en invitent d’autres, encore et encore, jusqu’à ce qu’ils soient plusieurs centaines à participer à la conjuration ! Les téléphones portables des cabinets ministériels explosent de textos ; après quelques heures, le résultat est obtenu, et la boucle s’efface. Mission accomplie.

Ma propre activité politique s’est adaptée, comme les autres. Réunions virtuelles avec les acteurs et institutions de la circonscription, en particulier pour l’établissement d’aménagement Paris-Saclay. Réunions incessantes avec les militants et soutiens qui constituaient ma campagne municipale - - pour remercier, prendre le pouls, vérifier que tous les comités sont en forme. Et surtout, en tant que premier Vice-Président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), c’est à moi et à mon équipe qu’a échu la transition de l’institution vers les nouveaux usages.

En avant pour les auditions en visioconférences - Jitsi, Zoom - et concertations à distance. En ce temps de crise, l’OPECST se consacre à temps plein au Coronavirus, préparant une série de notes sur les différents aspects de l’épidémie. Impressionnant de constater la variété de spécialités que l’on doit invoquer : biologie, chimie, physique, mathématique, informatique, science des données... Impressionnant aussi de réaliser le nombre de projets scientifiques et technologiques qui se manifestent dans la lutte contre l’épidémie. Projets de vaccins, de tests, de modélisations, de simulation, de confection low-cost, de traitements de données... c’est par centaines qu’ils sont nés ; et c’est le rôle de l’Office que de récupérer, comme une antenne, toute cette information, et de la faire circuler sous une forme exacte, synthétique, et adaptée aux choix politiques. Très vite les réunions se sont enchaînées, consécutivement, occupant tout l’espace qu’elles pouvaient, avec un rythme complètement inhabituel qui nous voit organiser des auditions d’institutions ou d’experts avec parfois 30 minutes de préavis. Et cette nouvelle habitude revenue de devoir jongler entre les réunions qui se chevauchent et envahissent l’espace sur l’agenda !

C’était l’une des premières choses qui m’avaient frappé en découvrant l’Assemblée : toutes ces fois où l’on a l’impression que l’on doit être physiquement en trois endroits différents au même moment. Bienvenue dans l’Assemblée du confinement, où l’on doit être dans trois réunions virtuelles à la fois. 

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