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La Fabrique du crétin digital - Les dangers des écrans pour nos enfants

La consommation du numérique sous toutes ses formes – smartphones, tablettes, télévision, etc. – par les nouvelles générations est astronomique. Dès 2 ans, les enfants des pays occidentaux cumulent chaque jour presque 3 heures d’écran. Entre 8 et 12 ans, ils passent à près de 4 h 45. Entre 13 et 18 ans, ils frôlent les 6 h 45. En cumuls annuels, ces usages représentent autour de 1 000 heures pour un élève de maternelle (soit davantage que le volume horaire d’une année scolaire), 1 700 heures pour un écolier de cours moyen (2 années scolaires) et 2 400 heures pour un lycéen du secondaire (2,5 années scolaires). Contrairement à certaines idées reçues, cette profusion d’écrans est loin d’améliorer les aptitudes de nos enfants. Bien au contraire, elle a de lourdes conséquences : sur la santé (obésité, développement cardio-vasculaire, espérance de vie réduite…), sur le comportement (agressivité, dépression, conduites à risques…) et sur les capacités intellectuelles (langage, concentration, mémorisation…). Autant d’atteintes qui affectent fortement la réussite scolaire des jeunes. « Ce que nous faisons subir à nos enfants est inexcusable. Jamais sans doute, dans l’histoire de l’humanité, une telle expérience de décérébration n’avait été conduite à aussi grande échelle », estime Michel Desmurget. Ce livre, première synthèse des études scientifiques internationales sur les effets réels des écrans, est celui d’un homme en colère. La conclusion est sans appel : attention écrans, poisons lents !

Auteur : Michel Desmurget*

* Michel Desmurget est docteur en neurosciences et directeur de recherche à l’Inserm. Il est l’auteur de TV Lobotomie (Max Milo, 2011) et de L’Antirégime (Belin, 2015).

L’« enfant mutant » des armées propagandistes

Dans la vaste littérature qui lui est désormais consacrée, ce prodige évolutif connaît différents noms. Certains, vernaculaires, sont joliment évocateurs : millenials, digital natives, e-generation, app generation, net generation, touch-screen generation ou encore Google generation. D’autres, plus abstraits, se révèlent moins directement accessibles dans leur évocation quasi mystique des générations X, Y, Z, C, alpha ou lol. Et que les esprits chagrins, surtout, retiennent leurs sombres flèches. Il faudrait être diablement mesquin pour voir dans cette extrême variété lexicale l’expression d’une quelconque faiblesse conceptuelle. La bigarrure du verbe ne fait ici que refléter l’ébouriffante finesse des notions explorées. Car, soyons en sûr, les preuves de l’émergence d’une nouvelle espèce sur l’arbre généalogique des hominidés sont désormais écrasantes. Il a fallu des millions d’années pour arriver jusqu’à sapiens, mais aujourd’hui, par la grâce d’un véritable « tsunami numérique », les choses se sont grandement accélérées.

[...] Nulle terre, ici-bas, n’échappe à la coulée élogieuse ; de l’Europe, à l’Amérique, en passant par l’Asie ou l’Australie, le discours demeure partout le même : pour nos enfants, l’avènement du numérique est une bénédiction quasi divine. Le doute n’est plus permis qu’aux esprits malades et pernicieux tant « les preuves suggèrent, dans leur globalité, que cette génération est la plus intelligente de tous les temps ».

Des inaptitudes techniques surprenantes

Une autre objection essentielle, régulièrement soulevée par la communauté scientifique au sujet du concept de digital natives, porte sur la supposée supériorité technologique des nouvelles générations. Immergées dans le numérique, celles-ci auraient acquis un degré de maîtrise à jamais inaccessible aux fossiles des âges prédigitaux. Jolie fable ; qui malheureusement ne va pas sans poser, elle aussi, quelques problèmes majeurs. D’abord, ce sont bien, jusqu’à preuve du contraire, ces braves fossiles prédigitaux qui « ont été [et souvent restent !] les créateurs de ces systèmes et environnements ». Ensuite, contrairement aux belles croyances populaires, l’écrasante majorité de nos geeks en herbe présente, au-delà des usages récréatifs les plus outrageusement basiques, un niveau de maîtrise des outils numériques pour le moins chancelant. Le problème est si marqué qu’un récent rapport de la Commission européenne listait « la faible compétence digitale des étudiants » en tête de liste des facteurs susceptibles d’entraver la numérisation du système éducatif.

[...] Assurément, cet état d’incompétence généralisée est peu surprenant tant les digital natives présentent, en matière de numérique, une liste d’usages aussi « limitée36 » que « peu spectaculaire ». Le menu de nos petits génies s’articule ainsi prioritairement autour d’activités récréatives pour le moins basiques : réseaux sociaux, jeux vidéo, fréquentation de sites marchands, échanges de SMS, visionnage de clips musicaux, vidéos, films et séries, etc. En moyenne, selon les termes d’une étude récente, « seulement 3 % du temps consacré par les enfants et adolescents aux médias digitaux est utilisé à la création de contenus » (tenir un blog, écrire des programmes informatiques, créer des vidéos ou autres contenus « artistiques », etc.). Plus de 80 % des ados et préados déclarent ne « jamais » ou « quasiment jamais » utiliser leurs outils numériques pour faire oeuvre créative. Même chose pour les usages académiques censément ubiquistes. Ceux-ci représentent, en moyenne, une fraction mineure du temps total d’écran : à peu près 5 % chez les enfants (8-12 ans) et 10 % chez les ados (13-18 ans). [...] Dans ce contexte, croire que les digital natives sont des ténors du bit, c’est prendre ma charrette à pédale pour une roquette interstellaire ; c’est croire que le simple fait de maîtriser une application informatique permet à l’utilisateur de comprendre quoi que ce soit aux éléments physiques et logiciels engagés. [...]

« Les écrans, c’est formidable ! »

Au-delà des mythes fondateurs du digital native et de l’enfant mutant se trouvent évidemment toutes sortes d’autres histoires, moins universelles, mais dont la multiplicité fournit au prosélytisme numériste un large terreau nourricier. Le lancement du fameux programme « One laptop per child » (Traduisez « Un ordinateur portable par enfant » qui deviendra ensuite « Une tablette par enfant ») dans certains pays économiquement défavorisés en offre un excellent exemple. L’objectif consistait à offrir aux enfants de ces pays des ordinateurs (puis des tablettes) low cost en espérant que cela aurait un impact positif sur leurs compétences scolaires et intellectuelles. Partout à travers le monde, les médias louèrent cette formidable initiative lancée par une ONG américaine et dont les premières retombées furent souvent décrites avec moult exaltation. Malheureusement, les résultats objectivement mesurés ne furent là encore pas vraiment à la hauteur des éclatantes promesses initiales. Évaluation après évaluation, les chercheurs durent bien reconnaître l’inanité de ce coûteux programme sur les compétences scolaires et cognitives des enfants. Dans bien des cas, le bilan se révéla même négatif, les bénéficiaires préférant (qui en sera surpris !) utiliser leurs ordinateurs pour s’amuser (jeux, musique, télé, etc.) plutôt que travailler. Conclusion d’un article de synthèse : « One laptop per child est la dernière d’une longue liste d’approches technologiques utopiques ayant cherché à résoudre des problèmes sociaux complexes sur la base de solutions outrageusement simplistes […]. Il n’y a pas d’ordinateur magique capable de résoudre les problèmes éducatifs du monde en développement. » Un bien sombre constat qui, doit-on le souligner, n’eut que bien peu d’écho dans les médias, notamment ceux qui se révélèrent initialement les plus fervents défenseurs du projet. Un « oubli » qui explique sans doute pourquoi autant de gens croient encore aujourd’hui – comme cela fut initialement clamé haut et fort sans le moindre recul, sur la base d’anecdotes savamment distillées par les promoteurs de l’opération – qu’il suffit de donner un ordinateur à des gamins illettrés pour que ceux-ci « s’éduquent seuls » et « apprennent à lire par eux-mêmes sans enseignant ». [...]

Écrans domestiques et résultats scolaires ne font pas bon ménage

Au-delà de quelques études ineptes et/ou iconoclastes, [...] la littérature scientifique démontre de façon claire et convergente un effet délétère significatif des écrans domestiques sur la réussite scolaire : indépendamment du sexe, de l’âge, du milieu d’origine et/ou des protocoles d’analyses, la durée de consommation se révèle associée de manière négative à la performance académique.

Autrement dit, plus les enfants, adolescents et étudiants passent de temps avec leurs doudous numériques, plus leurs notes chutent. Les recherches les plus générales considèrent le temps d’écrans dans son ensemble. Cela inclut typiquement la télévision, les jeux vidéo, le téléphone portable, la tablette et l’ordinateur. Tous ces supports sont essentiellement utilisés à des fins récréatives. L’usage cumulé prédit alors, sans surprise, une diminution significative de la performance scolaire. [...]

Des notes en berne avec le smartphone

Récemment, les chercheurs ont aussi commencé à s’intéresser aux outils mobiles dont, évidemment, l’omniprésent smartphone. Cette plate-forme de distraction massive concentre l’intégralité (ou presque) des fonctions numériques récréatives. Elle permet d’accéder à toutes sortes de contenus audiovisuels, de jouer aux jeux vidéo, de surfer sur Internet, d’échanger photos, images et messages, de se connecter aux réseaux sociaux, etc. ; et elle permet tout cela sans la moindre contrainte ni de temps ni de lieu. Le smartphone (littéralement « téléphone intelligent ») nous suit partout, sans faiblesse ni répit. Il est le graal des suceurs de cerveaux, l’ultime cheval de Troie de notre décérébration. Plus ses applications deviennent « intelligentes », plus elles se substituent à notre réflexion et plus elles nous permettent de devenir idiots. [...]

L’impact négatif de l’usage du smartphone s’exprime avec clarté sur la réussite scolaire : plus la consommation augmente, plus les résultats chutent. [...]

[...] les écrans domestiques. En ce domaine, la littérature scientifique est claire, cohérente et indiscutable : plus les élèves regardent la télévision, plus ils jouent aux jeux vidéo, plus ils utilisent leur smartphone, plus ils sont actifs sur les réseaux sociaux et plus leurs notes s’effondrent. Même l’ordinateur domestique, dont on nous vante sans fin la puissance éducative, n’exerce aucune action positive sur la performance scolaire. Cela ne veut pas dire que l’outil est dépourvu de vertus potentielles. Cela signifie simplement que, quand vous offrez un ordinateur à un enfant (ou un adolescent), les utilisations ludiques défavorables l’emportent très rapidement sur les usages éducatifs formateurs.

[...] les écrans à usage scolaire. Là encore la littérature scientifique est sans appel. Plus les États investissent dans les « technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement » (les fameuses TICE), plus la performance des élèves chute. En parallèle, plus les élèves passent de temps avec ces technologies et plus leurs notes baissent. Collectivement, ces données suggèrent que l’actuel mouvement de numérisation du système scolaire relève d’une logique bien plus économique que pédagogique. Dans les faits, contrairement à la doxa officielle, le « numérique » n’est pas une simple ressource éducative mise à la disposition d’enseignants qualifiés et utilisable par ces derniers, s’ils le jugent pertinent, dans le cadre de projets pédagogiques ciblés (personne n’aurait rien à redire à cela et le seul axe possible de divergence concernerait alors, éventuellement, la possibilité d’utiliser plus efficacement les subsides investis). Non ; dans les faits le numérique est avant tout un moyen de résorber l’ampleur des dépenses éducatives. Il projette l’enseignant qualifié sur la longue liste des espèces menacées. Cet enseignant coûte cher, très cher, trop (?) cher. Par ailleurs, il est dur à former et, du fait de la pression concurrentielle de secteurs économiques plus favorisés, il s’avère très difficile à recruter. Le numérique apporte au problème une fort élégante solution. Bien sûr, le fait que cette solution se fasse au détriment de la qualité éducative rend le point inflammable et, donc, difficilement avouable.[...]

L’enfant a besoin qu’on lui parle !

[...] il existe aujourd’hui un grand nombre d’études montrant que la consommation d’écrans interfère fortement avec le développement du langage. Par exemple, chez des enfants de 18 mois, il a été montré que chaque demi-heure quotidienne supplémentaire passée avec un appareil mobile multipliait par presque 2,5 la probabilité d’observer des retards de langage. De la même manière, chez des enfants de 24 à 30 mois, il a été rapporté que le risque de déficit langagier augmentait proportionnellement à la durée d’exposition télévisuelle. [...]

Santé : une agression silencieuse

La communauté scientifique affirme depuis des années que « les médias [électroniques] doivent être reconnus comme un problème majeur de santé publique ». Il faut dire que le corpus de recherche associant consommations numériques récréatives et risques sanitaires est exorbitant. La liste des champs touchés paraît sans fin : obésité, comportement alimentaire (anorexie / boulimie), tabagisme, alcoolisme, toxicomanie, violence, sexualité non protégée, dépression, sédentarité, etc. À l’aune de ces données, on peut affirmer, sans ciller, que les écrans sont parmi les pires faiseurs de maladies de notre temps (les médecins diraient les pires « morbifiques »). Or, le sujet reste encore largement ignoré des articles et ouvrages de vulgarisation. [...]

[...] la consommation d’écrans récréatifs a un impact très négatif sur la santé de nos enfants et adolescents. Trois leviers se révèlent alors particulièrement délétères.

Premièrement, les écrans affectent lourdement le sommeil. Or, celui-ci est un pilier essentiel, pour ne pas dire vital, du développement. Lorsqu’il déraille, c’est toute l’intégrité individuelle qui est affectée, dans ses dimensions physiques, émotionnelles et intellectuelles. Il est assez surprenant (et inquiétant) de voir à quel point l’ampleur de ce problème est aujourd’hui sous-estimée. Deuxièmement, les écrans augmentent fortement le degré de sédentarité tout en diminuant significativement le niveau d’activité physique. Or, pour évoluer de manière optimale et pour rester en bonne santé, l’organisme a besoin d’être abondamment et activement sollicité. Rester assis nous tue ! Faire de l’exercice nous construit ! ; et pas seulement dans nos dimensions physiques.

Bouger a un impact majeur sur notre fonctionnement émotionnel et intellectuel. Là encore, le problème est inexplicablement oublié des débats relatifs aux usages du numérique par nos progénitures. Troisièmement, les contenus dits « à risque » (sexuels, tabagiques, alcooliques, alimentaires, violents, etc.) saturent l’espace numérique. Aucun support n’est épargné. Or, pour l’enfant et l’adolescent, ces contenus sont d’importants prescripteurs de normes (souvent inconsciemment). Ils disent ce qui doit être (par exemple, un lycéen « normal » ça fume et ça couche – sans se soucier des problèmes de préservatifs). Une fois assimilées, ces normes ont un effet considérable sur le comportement (par exemple, la probabilité qu’un lycéen se mette à fumer ou ait des relations sexuelles non protégées). [...] 


La Fabrique du crétin digital - Les dangers des écrans pour nos enfants - Michel Desmurget


© Avec l’aimable autorisation des éditions du Seuil

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