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Le grand âge : vers un changement de regard ?

Par Dominique Argoud, Sociologue, Université Paris-Est Créteil, Président, Conseil scientifique de la CNSA

Quelle que soit la qualité des mesures et des moyens consacrés à résoudre un problème, se dresse souvent un obstacle de taille : celui des représentations sociales. En effet, il peut être facile d’instituer de nouveaux services ou professionnels, une nouvelle ligne budgétaire, mais il est beaucoup moins aisé de modifier l’image que l’opinion publique a du problème à traiter. Les questions de représentation sociale, d’image, de regard correspondent à des choses très ancrées et dont on ne se départit pas par une simple campagne de communication. Un des exemples classiques est celui de l’emploi des seniors pour lequel les mesures prises pour tenter de l’améliorer n’ont que peu d’impacts tant que les représentations sociales dominantes sont marquées par l’idée d’une moindre productivité des seniors.

Une dépréciation généralisée de la vieillesse

Dans le champ du vieillissement en général, les questions de représentations sociales sont primordiales. Le rapport Laroque (1962) ne s’y est pas trompé en énonçant d’emblée que « poser le problème de la vieillesse, en France, c’est essentiellement, rechercher quelle place peut et doit être faite aux personnes âges dans la société française ». Il est vrai que l’enjeu était d’autant plus central que depuis le début du XXème siècle les démographes ont œuvré pour dénoncer les dangers liés au « vieillissement populationnel » dans un contexte idéologique favorable au natalisme. C’est ainsi par exemple qu’en mai 1963, le démographe Paul Paillat, membre de l’Institut National d’Etudes Démographiques (INED), organisme créé par Alfred Sauvy en 1945, écrivait : « A la France qui se croit de nouveau jeune et aux Français qui ne voient que la bousculade de leurs enfants dans les écoles trop petites, il faut rappeler l’existence d’un problème désagréable, fruit d’une longue évolution, le vieillissement, nous entendons par là, l’accroissement de la proportion des personnes âgées dans la population » (Esprit, mai, 1963). Ce que d’aucuns ont appelé « l’obsession démographique » a contribué à assimiler le vieillissement au déclin individuel, mais surtout au déclin collectif.

A cette représentation négative propre au contexte français, s’est ajoutée une tendance de fond perceptible dans tous les pays occidentaux : plus les sociétés évoluent rapidement, plus les valeurs liées à la jeunesse sont privilégiées. En l’occurrence, le paraître, la beauté, l’activité, la vitesse sont perçues positivement, tandis que la lenteur liée à l’âge et la décrépitude des corps font l’objet d’une stigmatisation ou, en tout cas, d’un évitement social. Dans une société privilégiant l’éphémère et le changement, l’obsolescence guette en permanence et contribue à l’exclusion de tous ceux qui ne parviennent à garder le rythme. L’accélération du temps mise en évidence par Harmut Rosa ne joue pas en faveur des plus âgés. Pourtant, c’est au contraire en période de changements que les sociétés auraient le plus besoin des vieux qui apportent stabilité et garde-fou à ceux qui sont tentés de penser l’avenir sans tenir compte du passé.

Des tentatives pour revaloriser la place des aînés

Face à ce mouvement dépréciatif très ancré, la société a réagi pour infléchir les choses. Une première réaction est perceptible dès les années 1990 avec la mise en exergue d’actions mettant en valeur l’apport social des retraités. Ainsi, la valorisation de l’utilité sociale des personnes âgées et des actions intergénérationnelles a permis de démontrer l’apport des plus âgés à la société. L’évolution des thèmes promus dans le cadre de la Semaine Bleue (« 365 jours pour le faire, 7 jours pour le dire ») est symptomatique de cette volonté de prouver que les personnes âgées ne sont pas une charge pour la société mais qu’elles s’inscrivent dans une forme de réciprocité qui est au fondement du lien social.

Une deuxième tentative pour repenser la place des personnes âgées s’inscrit plus récemment dans la mouvance des initiatives « bien vieillir » et « villes amies des aînées ». Il s’agit là d’avoir l’ambition de revisiter l’organisation de la cité de façon à faire une place aux personnes qui sont moins mobiles et/ou plus âgées. Cette orientation a permis de mettre en évidence des thématiques, telles que l’isolement, la mobilité, l’aménagement du territoire, l’accès aux services, qui ont constitué l’aiguillon de la loi du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement.

Dans son chapitre de recommandations intitulé « Un nouveau regard sur le grand âge », le rapport Grand Âge et Autonomie (D. Libault, mars 2019) propose en quelque sorte une synthèse de ces diverses stratégies. Les propositions contenues dans le rapport sont louables et souhaitables, mais elles risquent de n’être que des vœux pieux si les pouvoirs publics ne repensent pas l’organisation des âges dans la société et le type de réponse apporté.

Le danger d’une segmentation des âges

La principale faiblesse de l’action publique est qu’elle tend à segmenter l’action pour être, a priori, plus efficace. Implicitement ou explicitement, l’action publique repose aujourd’hui sur un découpage de la vieillesse en trois temps, dont les appellations peuvent varier mais suivent une logique dépréciative au fil de l’avancée en âge. Ce sont grosso modo les suivantes : les jeunes vieux – ou les seniors – avant 70 ans, les fragiles entre 70 et 85 ans, et le grand âge au-delà de 85 ans.

Non seulement un tel découpage est sociologiquement aberrant, mais il a un effet stigmatisant très puissant. Pour reprendre les termes de Michel Billé et Didier Martz (2010), la tyrannie du bien vieillir aboutit à ce que seul le vieillissement qui ne se voit pas est jugé socialement acceptable. Autrement dit, l’effet pervers des catégorisations est d’inciter à tout faire pour éviter de « tomber » dans la catégorie du « grand âge » qui signifie une mise à l’écart progressive dans une « catégorie exclusive et excluante » (Marc Augé, 2014). Dans ces conditions, la médecine et les crèmes anti-âge ont encore de beaux jours devant elles…

Alors que les démographes avaient la hantise du vieillissement populationnel, la France du XXIème siècle a peur de l’accroissement du nombre de « dépendants ». « En 2050, 4 millions de personnes dépendantes » titrait le Monde du 27 juillet 2019 avec un brin de catastrophisme. En réalité, le problème ne réside pas dans le nombre, mais dans le type de réponse proposé. Or, aujourd’hui, en promouvant des établissements spécialisés, et a fortiori de grande taille, pour accueillir les personnes les plus dépendantes, les pouvoirs publics encouragent implicitement une représentation négative du vieillissement. Toutes les campagnes de communication valorisant la bientraitance et les métiers du grand âge ne changeront rien à l’affaire. Tant que le grand âge sera identifié en tant que tel et assimilé aux personnes très dépendantes appelant des réponses spécialisées, il est peu probable que le changement de regard soit pour demain et que perdure l’effet repoussoir si présent dans l’opinion publique.

Au lieu de renvoyer le grand âge sur un ailleurs que l’on ne saurait voir, il importe d’en revenir aux fondamentaux de la gérontologie : le vieillissement commence dès la naissance et n’est qu’une succession de remaniements de l’image de soi. Plutôt que de concentrer la réponse publique sur le grand âge, par le biais de réponses inévitablement stigmatisantes pour les personnes elles-mêmes mais également perçues comme telles par les proches, il importe que les pouvoirs publics se réapproprient le processus du vieillissement dans sa globalité. C’était d’ailleurs l’ambition inégalée du rapport Laroque que de vouloir s’adresser à tous les individus avançant en âge pour leur permettre de préserver une vie indépendante et d’éviter les processus de marginalisation. Une telle voie conserve son actualité à l’heure où le « grand âge » tend à appeler des réponses spécialisées. 

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