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“Toucher au système de retraite n’est pas en France une mince affaire”

Par Philippe Crevel, Directeur du Cercle de l’Epargne et fondateur de Lorello Ecodata

Le programme du Conseil National de la Résistance publié le 15 mars 1944 avait fixé comme objectif l’instauration « d’un plan complet de Sécurité Sociale visant à assurer à tous les citoyens les moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, la gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ».

Il indiquait également qu’« une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours » devait être instituée. Ce souhait fut sacralisé avec son incorporation dans le préambule de la Constitution de 1946 qui est également celui de notre actuelle constitution. Les dixième et onzième alinéas précisent que « la Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. »

Au nom de l’unité du pays retrouvé, les inspirateurs de la Sécurité Sociale rêvaient d’un grand régime unique couvrant toutes les professions et toutes les branches de la protection sociale. La loi du 22 mai 1946 pose le principe de l’assujettissement obligatoire et clôt, après plus d’un siècle de tergiversation, le débat du caractère facultatif ou non de la couverture retraite. La loi du 13 septembre 1946 ordonne que toute la population soit affiliée à l’assurance-vieillesse à compter du 1er janvier 1947. Cet objectif de principe resta un vœu pieux. La loi fut même abrogée en 1947. Les non-salariés ont refusé de rentrer dans le régime général. Ils ne voulaient pas que leurs cotisations alimentent la caisse des salariés pour des raisons économiques et politiques. Les grandes entreprises des secteurs du transport et de l’énergie qui s’étaient dotées de leur propre régime d’assurance vieillesse ne sont pas entrées dans le régime général car, ce dernier était moins généreux que le leur. C’est ainsi que sont nés les régimes spéciaux à la SNCF, à la RATP, aux Charbonnages de France ou à EDF. Ils ont survécu jusqu’à maintenant tout en connaissant une série de réformes. Par ailleurs, la fonction publique disposait de longue date de son propre système. En effet, l’histoire des retraites des fonctionnaires de l’État débute sous l’Ancien Régime avec, en 1768, la création de la Caisse de retraite de la Ferme générale. Sous la Révolution, la loi d’août 1790 crée le premier régime des fonctionnaires de l’État et dont le champ d’application s’étend aux pensions civiles, ecclésiastiques et militaires. Le régime sera modifié par les lois de 1831. La loi du 9 juin 1853 a fixé les principales règles des pensions de la fonction publique qui demeurent dans leurs grandes lignes encore en vigueur.

Pendant cinquante ans, grâce à la croissance de la démographie et de l’économie, le système de retraite français a conservé ses structures tout en améliorant le niveau de vie des retraités. La prise de conscience collective que ce système n’était pas à terme pérenne est intervenue au début des années 90. Ainsi, Le Livre Blanc de Michel Rocard de 1991 proposait, déjà, une transformation en profondeur du système articulée autour de quatre principes

1 - un premier étage commun à tous les régimes.

2 - la séparation des droits “contributifs” et ceux qui ne le sont pas.

3 - la transformation des régimes en “annuités” en régimes par “points.”

4 - la réforme des mécanismes de compensation entre régimes.

Ces quatre axes sont peu ou prou ceux de Jean-Paul Delevoye. Il a donc fallu 28 ans de maturation pour aboutir à un projet de régime par points avec une distinction de ce qui relève de l’assurance et de l’assistance. Certes, Michel Rocard avait bien insisté sur le fait « qu’avec la réforme des retraites, il y a de quoi faire sauter plusieurs gouvernements ». Cela n’a pas été le cas car les gouvernements ont esquivé la question en jouant avec tous les curseurs des régimes existants. Il convient néanmoins de souligner que depuis plus d’un quart de siècle, les réformes paramétriques ont permis de réaliser d’importantes économies, environ 6 points de PIB à l’horizon 2040.

Toucher au système de retraite n’est pas en France une mince affaire. Avec 325 milliards d’euros de dépenses en 2017, il est de loin le premier poste de dépenses sociales. Nul ne souhaite être malade, accidenté du travail, handicapé ou au chômage, mais la quasi-totalité de la population aspire à pouvoir profiter, un jour ou l’autre de la retraite. Dans un pays où les rapports de classe sont toujours tendus, la retraite s’assimile à une forme de réparation après des années de labeur. Notre système repose sur la solidarité intergénérationnelle. Le montant des pensions est conditionné aux prélèvements faits sur les actifs. Il s’agit d’un arbitrage au niveau de la répartition de la création des richesses. Elle exige donc un large consensus.

En matière de retraite, les Français demandent plus d’équité à la condition près que celle-ci ne doit pas remettre en cause les avantages dont ils peuvent bénéficier à titre individuel. Dans le mille-feuille des retraites, les spécificités sont légion transformant tout projet de convergence en travaux d’Hercule. La formule « un euro cotisé donne les mêmes droits pour tous » a été comprise et plébiscitée par les électeurs même si sa signification est bien plus compliquée que son énoncée laisse paraître. En effet, son application aboutit à distinguer de manière claire et nette les dépenses contributives, de nature assurantielle, de celles liées à la solidarité. La création d’un régime universel crée de facto une mutualisation des charges qui pourraient profiter à certains et pénaliser d’autres. Cette réforme peut donc se muer en très grand jeu de bonneteau entre les retraités mais aussi entre les employeurs. Ainsi, le taux des cotisations de l’Etat pour aboutir à équilibrer son régime est actuellement de plus de 73 % or, avec le futur régime, ce taux sera de 28 % soit un gain de 45 points. Certes, l’Etat sera amené à financer, en contrepartie, des dépenses de solidarité mais il faut noter que tous les actifs acquitteront une cotisation de 2,1 % visant justement à financer ces dernières.

Le point clef de la réforme version Jean-Paul Delevoye est l’intégration des régimes spéciaux et ceux des fonctions publiques. Sur ce sujet, un rapport de la Cour des comptes du mois de juin 2019 souligne que les précédentes réformes concernant des régimes de la SNCF, de la RATP ainsi que ceux des industries électriques et gazières avaient eu des coûts supérieurs aux gains attendus. Compte tenu des spécificités de chacun de ces régimes, Jean-Paul Delevoye a prévu une convergence étalée dans le temps. Si le principe des cotisations sur les primes a été admis pour les différentes fonctions publiques, il faudra traiter par ricochet le problème des fonctionnaires qui en n’ont peu. Avec une valeur unifiée du point, il faudra arriver à maintenir le pouvoir d’achat des retraités de la fonction publique et cela quel que soit leur corps d’origine.

Les préconisations de Jean-Paul Delevoye clarifient sans nul doute notre système de retraite. Il tend à le rapprocher des modèles en vigueur chez nos partenaires. Si elles sont appliquées, elles aboutiront à créer un fort pilier par répartition qui assurera comme aujourd’hui une part prédominante des revenus des retraités. Il sera, sans nul doute complété par un deuxième pilier de nature professionnelle et d’un troisième correspondant à l’épargne retraite individuelle. Comme lors de l’établissement du régime général en 1945, les partenaires sociaux pourraient s’entendre afin de créer les conditions de diffusion du deuxième pilier. Ce dernier est indispensable pour limiter la baisse du taux de remplacement des pensions et, en premier lieu pour les cadres. L’émergence de ce deuxième pilier sera d’autant plus facile si les pouvoirs publics laissent aux caisses de retraites complémentaires les réserves dont elles disposent actuellement qui s’élèvent à plus de 120 milliards d’euros.