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Pétrole : la France et l’Europe doivent prendre au sérieux l’alerte rouge de l’Agence internationale de l’énergie !

Par Bernard Durand, ancien Directeur de la Géologie-Géochimie à l’Institut français du pétrole et des énergies nouvelles, ancien Président du comité scientifique de l’European Association of Geoscientists and Engineers, ancien Directeur de l’Ecole nationale supérieure de géologie, et Matthieu Auzanneau, Directeur du Shift Project, groupe de réflexion sur la transition énergétique**

La préparation de la récente Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) a fait l’impasse sur la question de la pérennité de nos approvisionnements futurs en pétrole. Le dernier rapport annuel de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dresse pourtant un diagnostic pessimiste concernant l’évolution de la production mondiale de brut dans les toutes prochaines années. Si ce diagnostic se révèle correct, il aura des conséquences particulièrement sévères pour l’Union européenne. Il y a là une raison vitale supplémentaire, plus pressante encore que celle du climat, pour amorcer enfin une transition énergétique vraiment cohérente et audacieuse.

A lui seul, le pétrole fournit presque la moitié de l’énergie finale consommée en France. Ce « sang de notre économie » n’en est pas moins le grand oublié des débats publics sur l’énergie (lesquels ne traitent en fait quasiment que de l’électricité). Le récent débat sur la PPE n’a pas fait exception. Aux questions posées par les experts préoccupés par l’avenir de la production pétrolière mondiale, les organisateurs du débat sur la PPE ont répondu que, d’après l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), il n’y a pas péril en la demeure.

Dangereuse et grossière erreur de lecture ! L’AIE prévient au contraire dans le résumé aux décideurs de son dernier rapport annuel, paru en novembre que « le risque de resserrement de l’offre est particulièrement prégnant pour le pétrole ». Elle détaille : « Ces trois dernières années, le nombre moyen de nouveaux projets approuvés de production de pétrole conventionnel ne représente que la moitié du volume nécessaire pour équilibrer le marché jusqu’en 2025 (…). Il est peu probable que le pétrole de schiste prenne le relais à lui seul. Nos projections prévoient déjà un doublement de l’offre de pétrole de schiste américain d’ici 2025, mais celle-ci devrait plus que tripler pour compenser le manque persistant de nouveaux projets classiques. (1) » L’AIE précise que la production mondiale de pétrole conventionnel « a franchi un pic en 2008 à 69 millions de barils par jour (Mb/j), et a décliné depuis d’un peu plus de 2,5 Mb/j (2) ».

Traduction : (a) l’industrie du pétrole ne trouve quasiment plus de pétrole conventionnel, lequel fournit toujours près des trois-quarts de l’offre mondiale de carburants alors que sa production décline dans un grand nombre de zone pétrolifères historiques (la mer du Nord constituant un cas d’école en la matière) ; (b) même le spectaculaire boom du pétrole de schiste américain, principale source de pétrole non-conventionnel grâce à laquelle le déclin du pétrole conventionnel a pu jusqu’ici être compensé, ne suffira pas à combler le déficit.

Il est donc très plausible que la production mondiale de pétrole connaisse un déclin forcé avant 2025, met en garde l’AIE. Il vaudrait bien mieux anticiper un déclin, plutôt que d’avoir à le subir... D’autant que l’Europe apparaît particulièrement vulnérable. Elle est désormais le premier importateur de pétrole de la planète, avec près de 500 millions de tonnes (Mt) de brut importés en 2017, loin devant la Chine (environ 415 Mt) et les États-Unis (environ 350 Mt) (3). Si une contrainte devait s’exercer sur la production mondiale de brut, l’Europe se retrouverait pour ses approvisionnements en compétition frontale avec ces deux poids lourds géopolitiques.

Près d’un quart des importations de brut de l’Union européenne est fourni par des pays (Norvège, Azerbaïdjan, Algérie, Mexique) qui, d’après l’AIE, ont déjà franchi leur « pic pétrolier », c’est-à-dire le point critique à partir duquel un champ de pétrole, ayant épuisé à peu près la moitié de ses réserves exploitables, est voué à terme à un déclin irrémédiable. Un autre gros quart des importations provient de deux pays qui, toujours d’après l’AIE, sont sur le point de franchir leur pic pétrolier : l’Angola, et surtout la Russie (28 % des imports de l’UE en 2018), dont la production devrait amorcer son déclin dès 2021. Ce diagnostic concernant l’avenir du pétrole russe a été annoncé en septembre 2018 par nul autre que le Ministre russe de l’Energie, Alexander Novak (4).

Au total, c’est environ la moitié des sources d’approvisionnement actuelles de l’UE qui risque de ne pas suffire à répondre à la demande dans les toutes prochaines années ! Et ce sans compter les importations de brut importantes en provenance de la Libye et de l’Iran, deux pays producteurs à l’avenir pour le moins incertain.

L’AIE souligne par ailleurs que l’Asie vient d’amorcer – comme l’Europe avant elle – un déclin irréversible de sa production domestique de brut, entraîné essentiellement par le déclin des extractions en Chine. Si l’UE devait entrer en concurrence avec la Chine dans un contexte de contraction de l’offre mondiale d’or noir, il est probable que les réserves de change dont dispose Pékin lui permettraient de prendre le dessus. Quant aux Etats-Unis, malgré le boom du pétrole de schiste, ils devraient rester structurellement importateurs de brut, précise encore l’AIE – dont le siège est à Paris.

Notre pays doit de toute urgence se doter d’une stratégie réellement à la hauteur de l’accord de Paris sur le climat signé en 2015. Une telle stratégie doit permettre à la France de réduire massivement et rapidement ses besoins en produits pétroliers, notamment dans le transport et l’habitat. Il nous semble qu’une stratégie cohérente nécessite que l’énergie nucléaire et la sobriété systémique jouent chacune un rôle clé dans l’organisation de nos systèmes énergétiques. 


* auteur de « Petroleum, natural gas and coal : nature, formation mechanisms, future prospects in the energy transition » (EDP Sciences, 2018)


**auteur d’« Or Noir, la grande histoire du pétrole » (La Découverte, 2015, prix spécial de l’Association des économistes de l’énergie)


(1) World Energy Outlook 2019, International Energy Agency, p. 28.


(2) Ibid., p. 142.


(3) Statistical Review of World Energy 2018, BP, p. 24, consultable sur http://bp.com


(4) « Russia is Only 3 Years Away From Peak Oil, Energy Minister Warns”, The Moscow Times, 19 septembre 2018, consultable sur http://themoscowtimes.com