Print this page

“Yidai, yilu”, la voie d’un nouveau monde

Par Eric de La Maisonneuve, Général de division, Président de la Société de Stratégie*

Depuis toujours en Chine, la cohésion sociale et l’unité nationale dépendent étroitement de la santé économique du pays. C’est pourquoi, autrefois « le mandat du Ciel », aujourd’hui la poursuite d’une croissance forte, demeurent les objectifs et les obligations du pouvoir politique.

Dans ces conditions, la vie économique ne peut être abandonnée aux fluctuations du marché et doit être pilotée, dans ses anticipations comme dans sa gestion, par le pouvoir politique. Cela vaut, bien sûr, pour le développement interne de la Chine mais, compte tenu de la taille atteinte par l’économie chinoise et de son insertion dans l’économie mondiale, cela vaut aussi pour ses relations commerciales avec ses partenaires.

Après plus de trente ans de succès exceptionnels de la « politique de réforme et d’ouverture », l’économie chinoise est parvenue aux premiers rangs des puissances, ayant désormais le monde comme terrain de jeu. Elle s’est trouvée alors confrontée à cette alternative : soit poursuivre son expansion dans le cadre du système mondial dominant, favorisant toujours les mêmes, privilégiant les zones côtières et les routes maritimes ; soit entreprendre de constituer un « autre système à vocation terrestre », complémentaire du premier et s’efforçant de porter le développement dans les zones délaissées. Après le tournant de la crise de 2008, la Chine a fait le choix, dès 2013, tout en continuant à participer au système maritime existant, de privilégier un nouveau réseau de routes terrestres parcourant le continent eurasiatique à partir des zones frontalières de l’ouest et du sud de la Chine. En réalité, ce choix vise à rééquilibrer le système économique chinois et à « marcher sur ses deux jambes ».

Le projet « Road and Belt Initiative » (RBI) est né de cette quadruple nécessité :

1/ - poursuivre à un rythme jugé suffisant (autour de 6 %) le développement de la Chine ;

2/ - rééquilibrer l’économie chinoise vers les régions (Xinjiang) et provinces du centre et de l’ouest ;

3/ - créer dans les zones terrestres périphériques (Asie centrale) les conditions favorables au développement ;

4/ - reconstituer les routes terrestres (au nord et au sud de la mer Caspienne) pour irriguer le continent eurasiatique et, au-delà, les autres continents.

Un projet d’intérêt mondial

Ce projet, je l’ai déjà dit, est d’abord dans l’intérêt direct, politique et économique, de la Chine ; elle devrait y trouver les points de croissance qui lui sont nécessaires pour poursuivre son développement ; elle pourrait également y gagner en influence dans les pays bénéficiaires de ses entreprises.

Le projet RBI est ensuite intéressant pour tous les pays qui seront concernés, soit qu’ils se trouvent sur le chemin ou aux débouchés des nouvelles routes de la soie. Ce sont pour la plupart des zones et des pays enclavés ou à l’écart des grands circuits commerciaux du monde, souvent encore sous-développés ou dont l’exploitation des ressources n’a été que partiellement entreprise.

Vu d’Europe et de France en particulier, le projet RBI présente un grand intérêt et plusieurs avantages.

Primo, ce projet d’une ampleur inédite depuis le plan Marshall – lancé par les Américains pour la reconstruction du monde après la Seconde Guerre mondiale – est à même de relancer l’activité mondiale sur de nouvelles bases, avec de nouvelles structures (AIIB) et de nouveaux acteurs.

Secundo, l’initiative « Road and Belt » offre une alternative à l’organisation économique du monde, soumise à la domination américaine, et devrait permettre à l’Union européenne, pour peu qu’elle s’y intéresse, de se trouver au carrefour des deux systèmes, le maritime et le terrestre. Plus le réseau mondial sera dense et diversifié, plus il aura de « têtes de pont » - hormis les trois actuelles, Chine, Etats-Unis, Europe -, mieux il sera à l’abri d’une crise provoquée par l’un des acteurs, aussi important soit-il. RBI est donc à la fois une chance pour l’Union européenne et un gage de sécurité pour le commerce international.

Cela dit, si le projet RBI est du plus haut intérêt pour les Européens, il ne pourra les concerner qu’à certaines conditions.

La première est de s’assurer que le projet RBI est effectivement un « projet mondial » d’un genre nouveau, et pas seulement un « projet chinois », remake des entreprises coloniales conduites par les puissances européennes du XVI° au XVIII° siècles pour installer des « comptoirs » aux terminus de leurs routes maritimes, notamment en Afrique et en Asie. Auquel cas le RBI ne serait qu’une tentative de remplacer un système par un autre, équivalent et rival.

La deuxième est de permettre de désenclaver l’Asie centrale et de redonner à cette vaste région le rôle éminent qu’elle eût au temps faste des « routes de la soie », celui des Tang et des Yuan, où elle était la plaque tournante et le cœur du continent et où Samarcande était une métropole mondiale. Sans un fort développement des sept pays d’Asie centrale qui permettrait d’irriguer des ressources vers leurs périphéries, le projet RBI ne prendra pas l’essor mondial qu’il ambitionne d’avoir. Certes, ces pays avec d’autres, sont réunis dans l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghai), mais ce forum, pour l’essentiel consacré à la sécurité, ne semble pas avoir les dimensions politique et économique suffisantes pour constituer une entité régionale cohérente et efficace.

La troisième a trait aux Proche - et Moyen-Orient, c’est-à-dire la région entourant le golfe Persique. Elle est à la fois un des débouchés des routes de la soie, la zone relais vers la Méditerranée et l’Afrique et la source principale d’approvisionnement en hydrocarbures de la Chine. C’est donc une des clefs, sinon la clef, du projet RBI. Or, chacun le sait, cette région est déchirée par de nombreux conflits : rivalités de puissance, antagonismes religieux, fractures socio-étatiques, ingérences extérieures, influences stratégiques contraires, poids de l’histoire, qui affectent l’Iran, la Turquie, l’Arabie Saoudite, l’Irak, la Syrie, Israël, le Liban et la Jordanie, le Yémen et les Etats du Golfe… La liste des contentieux est longue et ceux-ci sont apparemment inextricables. Il faudra bien pourtant trouver des solutions et tenter, au moins par la négociation, de revenir à une situation plus stable. Dans ce domaine, il ne serait pas inenvisageable que l’Union européenne et la France, si elles étaient sollicitées, puissent apporter leur contribution diplomatique pour surmonter ces obstacles importants.

Pour une coopération sino-européenne

A supposer que les conditions énoncées ci-dessus soient prises en considération dans le projet RBI, nul doute que les pays européens manifesteront leur intérêt et participeront, dans la limite de leurs capacités et de leurs intérêts, à cette ambitieuse entreprise mondiale. L’Union européenne représente un ensemble de pays soit déjà développés soit en voie de développement sous l’égide des instances de Bruxelles ; elle dispose donc du réseau d’infrastructures qui lui permettra d’emblée d’assurer la continuité des relations entre l’Europe et l’Asie dès que les chaînons manquants d’Asie centrale et des Proche - et Moyen-Orient seront mis en service et opérationnels.

Si elle n’est pas directement concernée pour le moment par le lancement du projet RBI sur son territoire, en revanche l’Union européenne serait très intéressée de collaborer au développement de la branche africaine de ces nouvelles routes. D’abord parce qu’elle a sur le continent africain des intérêts anciens et majeurs. Ensuite et surtout parce que le développement de l’Afrique est un des enjeux du monde de demain : enjeu de sécurité avec l’essor du terrorisme et l’instabilité gouvernementale ; enjeu démographique avec un doublement à moyen terme de la population au-delà de 2 milliards d’habitants ; enjeu économique avec l’immense marché que peut représenter ce continent jeune et potentiellement riche. Coordonner nos efforts sino-européens avec les Etats africains permettrait d’amplifier et de rationaliser nos concours. Nous gagnerions tous un temps précieux dans cette véritable course contre la montre que constitue le développement de l’Afrique : nous avons moins de vingt ans pour réussir ce pari gigantesque. Le projet RBI est « la chance » unique pour que se réalise ce qui pourrait bien être le « rêve africain ».

En conclusion de cette rapide analyse, on voit bien que le projet RBI peut devenir, aux conditions qui ont été énumérées, le déclencheur d’une nouvelle voie pour le monde. Il ouvrirait alors, non seulement pour la Chine mais aussi pour les régions du monde aujourd’hui les plus déshéritées, une ère de prospérité et de sécurité. 


*Auteur de Les Défis chinois, la révolution Xi Jinping, Editions du Rocher, mars 2019