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“La nullité scientifique des politiciens menace la démocratie”

Par le Docteur Laurent Alexandre*

La démocratie est résiliente, mais elle doit affronter aujourd’hui une multitude d’agressions simultanées et imprévues.

Les politiciens n’ont notamment pas anticipé toutes les conséquences de l’Intelligence Artificielle (IA) sur la démocratie.

L’IA bouleverse notre monde

L’IA, qui va bouleverser notre monde, est une bombe à fragmentation pour la démocratie libérale.

L’IA organise un vertigineux changement de civilisation en permettant le déchiffrage de nos cerveaux, le séquençage ADN et les modifications génétiques, la sélection embryonnaire et donc le « bébé à la carte » : cela bouleverse les consciences, choque les croyances et explose les clivages politiques traditionnels. Elle transforme le monde des médias et autorise des formes radicalement nouvelles de manipulations des électeurs : le jeu et les équilibres politiques en sont compliqués. Elle accélère l’histoire en générant un étourdissant feu d’artifice technologique : les lents, archaïques et laborieux mécanismes de production du consensus politique et de la Loi sont bien incapables de suivre et de réguler tous ces chocs simultanés. L’IA confère à ses propriétaires – les patrons des géants du numérique – un pouvoir politique croissant : cela produit un coup d’état invisible. Elle fait l’objet d’une guerre technologique sans merci : les hiérarchies entre individus, entreprises, métropoles et pays changent à une vitesse folle, ce qui crée quelques gagnants et beaucoup de perdants. Elle apporte, pour la première fois dans l’histoire moderne, un avantage aux régimes autoritaires : cela sape l’exemplarité du modèle occidental de démocratie libérale.

Faute de connaissances scientifiques, les politiciens sont aveuglés par le Tsunami technologique et le pilotent très mal

La technologie va vite, trop vite. Le patron de Google s’est interrogé dans The Guardian : les humains souhaitent-ils que cela aille si vite ? Or la démocratie ne sait pas gérer les exponentielles. Son rythme est le temps long des consensus et de la marche normale des contre-pouvoirs. Pas celui de la décision éclair. L’apparition de technologies qui croissent de façon explosive déroute le monde politique. La désynchronisation entre technologie politique et IA crée des tensions politiques majeures. Dans les pays occidentaux, un courant obscurantiste favorise une défiance généralisée de l’opinion. Le savoir est devenu trop vaste pour être connu : la connaissance humaine double tous les dix-huit mois. La compréhension du monde par les politiciens technophobes est dépassée face à une telle croissance.

Une polémique a éclaté entre la journaliste Géraldine Woessner et le leader écologiste Yannick Jadot sur la responsabilité des produits phytosanitaires dans la naissance d’enfants sans membres dans le Jura. On découvre à cette occasion que le leader écologiste est incapable de calculer une surface. Cela n’est pas spécifique à la gauche, un Ministre de l’Economie a dû avouer à la télévision, à l’époque où il était Ministre de l’Agriculture, qu’il était incapable de définir un hectare. Les mathématiques apprises par les enfants de 8 ans sont un mystère pour certains de nos politiciens. Comment nos hommes politiques peuvent-ils juger un rapport scientifique alors qu’ils ont oublié le programme de l’école primaire ? Comprendre le rendement d’une éolienne, l’impact d’un produit chimique, le fonctionnement des OGM, les dangers et bénéfices d’une technique, d’un vaccin ou d’un médicament suppose une solide culture scientifique. Et demain, ce sera pire ! Dans un monde ultra-complexe, modelé par les technologies NBIC, il sera difficile d’être un politicien responsable sans une compréhension minimum de la science et de la technologie. La vague populiste traduit le refus d’un monde trop complexe et vertigineux pour réclamer, par pensée magique, des solutions simples. Et par manque total de culture scientifique de nombreux politiciens offrent à l’opinion des réponses dangereuses et absurdes. Le Ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner par exemple, a récemment dit des choses stupéfiantes sur le glyphosate. La généralisation des discours apocalyptiques relayés par une partie de la classe politique technologiquement inculte favorise la violence politique et renforce l’attrait de l’autoritarisme. Persuadés que le monde court à sa perte, certains proposent déjà des mesures autoritaires pour combattre le réchauffement climatique en supprimant certains droits fondamentaux. « Plutôt la dictature que l’inaction et la mollesse des démocraties. »

En matière d’IA, la classe politique est en retard d’une guerre

L’IA étant une technologie jeune, les politiciens la comprennent mal. Ils souffrent du syndrome de Dunning-Kruger ou effet de surconfiance : plus un individu est ignorant d’un sujet, plus il en surestime sa compréhension. Cela explique les décisions en apparence bienveillantes et en réalité désastreuses qui sont prises – à Bruxelles et à Paris – dans le pilotage de la révolution technologique. La classe politique française pense par exemple que le facteur clé de succès en matière d’IA réside dans le nombre de chercheurs publics dont dispose un pays. En réalité, la phase actuelle du déploiement de l’IA repose beaucoup plus sur la capacité à accumuler des datas pour éduquer les IA de type Deep Learning et à favoriser des écosystèmes entrepreneuriaux autour de l’IA. Cette incompréhension accentue notre retard en IA et freinera le pouvoir d’achat des Français appartenant aux classes moyennes et populaires dans les prochaines décennies. Ce sera un puissant moteur de révolte populiste.

Les politiques n’ont pas réfléchi aux dilemmes politiques de l’ère de l’IA. La volonté de créer des IA éthiques, explicables et certifiables semble bienveillante : c’est en réalité naïf et suicidaire. Il existe des arbitrages complexes entre « privacy » et performance des IA, puissance et explicabilité des algorithmes. Si vous rendez une IA transparente et certifiable, vous en bridez profondément l’efficacité.

Le Premier ministre de Singapour touche 1 700 000 dollars par an

Un politicien qui ne maîtrise pas l’IA – ou qui pense encore que l’IA est un programme informatique banal – va devenir un danger public, une machine à attiser le populisme parce qu’il n’aura aucune prise sur le réel. La loi va devoir se réinventer pour encadrer l’IA et donc notre vie. La gouvernance, la régulation et la police des plateformes d’IA vont devenir l’essentiel du travail parlementaire. Cela suppose qu’ils comprennent que la vraie loi est produite par l’IA des géants du numérique, que leur rôle est d’encadrer ces derniers et qu’un bon parlementaire est nécessairement un bon connaisseur de l’IA. La politique devient le métier le plus difficile au monde. Gérer la société hypertechnologique et ultracomplexe que l’IA va produire nécessite des capacités exceptionnelles. Or, les mécanismes institutionnels actuels écartent les professionnels compétents en Occident de la politique, contrairement à la Chine où les élites font de la politique. Nos apparatchiks politiques ne font hélas pas le poids face aux visionnaires technologiques du parti communiste chinois. A l’exception d’Agnès Buzyn et de Jean-Michel Blanquer, l’expertise technologique du gouvernement est dramatiquement faible.

La révolution technologique ne pourrait être régulée que par des politiciens brillants, mais la vague populiste qui l’accompagne conduit l’opinion à réclamer au contraire une baisse des salaires des ministres et hauts fonctionnaires. Les géants du numérique peuvent donc récupérer les meilleurs talents, la défense de la démocratie est affaiblie. Faudra-t-il des ministres aussi bien payés qu’à Singapour pour gérer ces enjeux ?

Dans un monde remodelé par l’Intelligence Artificielle, technologie et démocratie deviennent contradictoires, faute d’une classe politique adaptée aux enjeux. Nous sommes dans une course de vitesse pour sauver la démocratie, hackée par la technologie. Notre Etat doit faire sa révolution en créant notamment des régulations intelligentes et non des lignes Maginot. C’est un véritable « Vatican 2 » de l’Etat et de la politique qu’il faut entreprendre : la politique française a besoin de plus de savants. 

*Auteur de “La guerre des intelligences” et de “l’IA va-t-elle aussi tuer la démocratie ?” (avec Jean-François Copé)