Print this page

Une brève histoire du Brexit

Par Kevin O’Rourke, Economiste et historien irlandais spécialisé en histoire économique et en économie internationale*

Au moment où j’écris ces mots, l’accord conclu le 25 novembre 2018 entre l’Union européenne et le Royaume-Uni fait l’unanimité dans le monde politique britannique : tout le monde y est opposé.

Et la question du jour n’est pas de savoir si l’accord va recevoir l’aval de la Chambre des Communes le 11 décembre, mais d’estimer la marge d’une défaite déjà annoncée. Ce rejet quasi-total est le reflet d’un système politique qui a du mal à se réconcilier avec la réalité d’un Brexit qui a été depuis si longtemps rêvé, ainsi que de la priorité accordée par le Parti Travailliste à accéder au pouvoir, coûte que coûte. Mais il est aussi le reflet d’une certaine confusion concernant la nature-même de l’accord, et de ce qui, depuis le début, était et n’était pas possible. Et il ignore totalement les concessions majeures qui ont été obtenues par les négociateurs de sa Majesté au tout dernier moment.

Certains accusent l’accord d’être flou sur la question de ce que seront les relations économiques futures entre l’Union et le Royaume Uni – il serait question d’un « Brexit aveugle ». Mais jamais il n’a été envisagé de conclure un accord avant le Brexit concernant les relations futures : cela semble juridiquement impossible, et même si ce n’était pas impossible, le calendrier prévu par le fameux Article 50 réglementant le retrait d’un pays membre de l’Union ne laisse pas de temps pour négocier un tel accord. L’Article 50 prévoit simplement la négociation d’un « accord fixant les modalités de son retrait ». Cet accord ne doit que « tenir compte du cadre des relations futures » du pays sortant avec l’Union.

C’est exactement ce qui fait l’accord du 25 novembre : celui-ci fixe effectivement les modalités de la retraite du Royaume-Uni de l’Union. Les trois grandes questions du « divorce » – les droits des citoyens, les questions financières, et la question de la frontière irlandaise – sont réglées de façon satisfaisante. Ceci était un préalable pour tout accord de retrait : jamais il n’a été question que le Royaume Uni puisse se servir de ces problèmes du divorce pour faire pression dans les négociations sur les relations commerciales futures. Ceux et celles au Royaume-Uni qui se plaignent en raison du règlement de ces différents, sans quiproquo, à ce stade du processus, se trompent donc s’ils pensent qu’il y avait une voie alternative que pouvait emprunter le Royaume-Uni. Sans accord concernant ces problèmes du divorce, le pays sortirait de l’Union européenne en catastrophe le 29 mars prochain. Avec cet accord, il y aura une sortie légale et bien ordonnée, garantissant pour le Royaume-Uni, ses entreprises, et ses citoyens une période de transition essentielle pour la stabilité économique. Ce n’est pas rien, et c’est tout ce que pouvait accomplir un accord de retrait.

Il y a eu, ces derniers jours, bien des critiques à l’égard de la clause de sauvegarde, ou backstop, garantissant qu’il n’y aura pas de frontière entre l’Irlande du Nord et l’Irlande. Comme je l’explique dans mon livre*, “Une Brève Histoire du Brexit”, la question de la frontière irlandaise a été au cœur des négociations entre le Royaume Uni et l’Union européenne qui ont eu lieu depuis 2017. Les Britanniques ont toujours fait savoir qu’ils ne souhaitaient pas eux non plus, qu’une frontière ne réapparaisse en Irlande, mais il y avait un problème majeur : selon le Gouvernement de Theresa May, il serait possible de conserver des relations commerciales sans frictions – c’est à dire sans contrôles aux frontières – avec l’Union européenne entière, même si le Royaume-Uni quittait l’union douanière et le Marché Unique. Le seul fait que le Gouvernement puisse croire cela suggérait qu’il n’avait pas compris la totalité des enjeux.

C’était peut-être logique de vouloir le beurre – commerce sans frictions avec l’Europe – et l’argent du beurre – liberté de dérèglementer et de conclure des accords commerciaux avec des pays tiers, tel que les États-Unis. Mais ce n’était pas logique de penser que ça serait possible. Et il aurait donc toujours fallu, tôt ou tard, que les politiciens britanniques soient confrontés à l’incohérence de leurs propres demandes, et à la nécessité conséquente de faire des choix dont ils ne voulaient pas. La question irlandaise les a obligée à faire ces choix plus tôt que prévu. Car une frontière est binaire : soit elle existe, soit elle n’existe pas. Et comme je l’explique dans mon livre, il était essentiel qu’en Irlande elle demeure invisible, pour des raisons économiques, sociales, politiques et sécuritaires.

Cela impliquait que l’Irlande du Nord reste, de facto, dans l’union douanière et le Marché Unique. Mais Londres était scandalisé quand l’Union européenne a publié un texte, le 28 février 2018, où tout cela était décrit en noir sur blanc. Theresa May rejeta le texte le jour de sa publication : elle déclara devant le Parlement qu’il menaçait « l’intégrité constitutionnelle » du Royaume Uni, et qu’« aucun Premier ministre britannique ne pourrait jamais l’accepter ». Le problème pour le Premier ministre était de voir que l’Irlande du Nord aurait un statut différent de celui de la Grande-Bretagne, au cas où la clause de sauvegarde serait activée faute d’autres solutions permettant d’éviter une frontière en Irlande. Cela l’offensait, soit à cause de ses convictions unionistes, soit à cause de sa dépendance politique vis à vis du Democratic Unionist Party (DUP) nord-irlandais.

Le 7 juin 2018, le Gouvernement britannique proposa donc sa propre version de la clause de sauvegarde : au cas où le backstop serait requis, celui-ci consisterait en une union douanière temporaire à l’échelle du Royaume-Uni entier. La proposition fut aussitôt rejetée par l’Union européenne : il fallait que le backstop soit sans limite de temps ; il fallait qu’il prenne compte des normes réglementaires liées au Marché Unique ; et il fallait, comme l’avait toujours demandé l’Union, qu’il soit limité au seul Irlande du Nord. Pas question d’une clause de sauvegarde à l’échelle du royaume entier : cela impliquerait que des éléments de la relation commerciale future entre l’Union et le Royaume-Uni rentreraient dans l’accord de retrait, qui était censé de ne prendre en compte que des questions strictement liées au divorce.

Les négociations étaient donc dans l’impasse. Mais les évènements ont pris une tournure surprenante au cours du mois de novembre : l’Union européenne a fini par concéder qu’une union douanière à l’échelle du Royaume-Uni entier pouvait faire partie du backstop. Si la clause de sauvegarde devait rentrer en vigueur, il n’y aurait donc pas de contrôles douaniers entre l’Irlande du Nord et la Grande Bretagne, possibilité qu’avait exclu un amendement proposé par des Brexiteurs et adopté par la Chambre des Communes en juillet 2018. Une grande victoire pour le Gouvernement britannique donc. Toutefois, il faudrait bien sûr aussi que l’Irlande du Nord reste de facto dans le Marché Unique, et qu’il y aurait des contrôles réglementaires assurant que des produits exportés de la Grande-Bretagne en Irlande du Nord étaient conformes aux normes européennes. Mais une grande partie de ces exportations passe par Dublin, où il y aurait de toute manière de tels contrôles. Et, si la clause de sauvegarde était activée, l’Irlande de Nord pourrait exporter, sans contrôles, en Grande Bretagne et en Europe. Ses agriculteurs et industriels étaient ravis.

Une victoire donc, et pourtant, personne n’est content. Le DUP souhaite que les exportations de l’Irlande du Nord vers l’Europe soient soumises aux mêmes coûts que celles de la Grande-Bretagne : c’est une question d’identité nationale, semble-t-il. Les Brexiteurs de l’Angleterre ont peur que la Grande-Bretagne ne puisse pas sortir du backstop. Et les partisans du Remain souhaitent rester en Europe, et voteront donc contre l’accord – à moins que la Cour de Justice ne fasse savoir d’ici le 11 décembre que de toute manière il sera impossible de faire marche arrière. Et il y a donc un grand risque d’une sortie catastrophique sans accord.

Si la France n’est pas ravie non plus, d’avoir dû avaler un backstop contenant des éléments à l’échelle du Royaume Uni entier, c’est peut-être le moment de le faire connaître ? Savoir que les Français sont embêtés eux aussi, ça pourrait toujours aider à faire passer l’accord Outre-Manche. 


* Depuis 2011, Kevin O’Rourke est professeur d’histoire économique à l’Université d’Oxford. Il a publié « Une brève histoire du Brexit » aux éditions Odile Jacob.