Print this page

Comment concilier profit et bien commun dans l’entreprise de demain ?

Par Olivier Pinot de Villechenon, Avocat honoraire et essayiste*

Mission a été confiée à Jean-Dominique Senard et Nicole Notat d’émettre des propositions en vue d’étendre l’objet de l’entreprise à d’autres fins que la réalisation d’un profit. Un projet de loi va être soumis au parlement. Son succès dépendra des modalités qui auront été retenues.

Dans le passé d’excellentes innovations (mutuelles et coopératives) ont tenté d’ouvrir l’horizon de l’entreprise à la poursuite d’intérêts collectifs. Elles n’ont guère infléchi le cours du capitalisme, toujours axé sur la maximisation du profit. La question reste entière : le service du bien commun, du bien de tous et du bien de chacun, peut-il cesser d’être une spécialité réservée à l’économie administrée et à l’économie associative, peut-il se concilier avec l’économie de marché sans la dénaturer ?

Le projet vient mettre un point d’orgue à une longue évolution des esprits.

Nombre de responsables se sont familiarisés avec une vision plus pertinente des mécanismes du marché. Ils perçoivent mieux que le moindre coût n’est pas le seul critère de l’échange et que la décision d’acheter peut aussi se fonder sur le souci du bien commun (respect de l’environnement naturel et humain, qualité et utilité sociale de la production). De plus en plus d’entreprises jugent avantageux d’afficher leur contribution au bien commun.

Beaucoup de manageurs admettent ce changement de paradigme : adopter un «objet social étendu » implique une renonciation à la maximisation du profit. Une entreprise qui choisit de s’ouvrir à des fins relevant du bien commun, est amenée à affecter une part de ses ressources à ces fins, à entretenir des activités de moindre rentabilité et à renoncer ainsi, non pas au profit, mais à sa maximisation. (L’entreprise ne peut renoncer au profit lui-même : dans l’univers concurrentiel de l’économie de marché il conditionne sa survie et récompense sa performance.)

Inviter l’entreprise de l’économie de marché à étendre son objet vers le bien commun, c’est l’inviter aussi à se recentrer sur son rôle premier : créer de la richesse dans des conditions respectant la nécessité du profit ; et non se contenter de créer du profit. Créer de la richesse consiste avant tout à produire des biens et des services réels. Une entreprise qui ne fournit qu’un semblant de prestation réelle à l’occasion de la monnaie qu’elle reçoit (situation fréquente dans les activités de spéculation sur les cours) peut créer du profit, mais ne crée pas de la richesse : elle ne fabrique qu’un pouvoir d’achat, appelé à s’exercer sur une masse globale de biens et de services inchangée.

Actuellement la prise en compte du bien commun au sein de l’économie de marché résulte principalement des prescriptions émises par les instances internationales, les Etats, les collectivités locales et divers organismes : tout ce qui n’est pas interdit est permis et tout ce qui n’est pas surveillé est possible. Il en résulte que la production de biens et de services réels n’est optimale, ni en quantité, ni en qualité.

L’ouverture de l’objet social d’une entreprise à des aspects du bien commun ne doit pas aboutir à enlever aux Etats, aux collectivités ou organismes divers, leur rôle normatif et de contrôle : Elle doit au contraire venir salutairement s’ajouter aux directives publiques.

Pour toutes ces raisons, la possibilité offerte aux entreprises de l’économie de marché d’opter pour un «objet social étendu », constituerait une avancée majeure. Et en même temps… nous devons être attentifs aux modalités proposées : le danger serait qu’elles mettent en cause l’appartenance des entreprises à l’économie de marché.

Doter l’entreprise d’un «objet social étendu » suppose une modification des articles 1832 et 1833 du code civil, qui n’offrent pas d’autre objectif que la réalisation d’un profit en faveur des actionnaires. Ce préalable accompli, que devons-nous penser des modalités de fonctionnement esquissées, telles que la presse les a rapportées ?

Est-il opportun de considérer des entités extérieures à l’entreprise (groupements de consommateurs, associations et territoires…), comme des parties-prenantes ayant mission de participer à la définition de son «objet social étendu » et d’en contrôler l’application ? Une telle répartition des rôles paraît peu compatible avec les modes de décision et la liberté qui caractérisent l’économie de marché. Les acteurs naturels d’une entreprise de l’économie de marché ne sont pas des entités extérieures, mais ses actionnaires, ses manageurs et ses salariés. C’est à ces derniers, ensemble, qu’il appartient d’exercer leur liberté d’initiative et de définir les aspects du bien commun qu’ils entendent privilégier. Mieux vaut favoriser la prise de responsabilité d’une entreprise que de l’assujettir à de nouvelles directives et à de nouveaux contrôleurs. Le moyen simple d’y parvenir consiste à la doter d’un statut juridique adapté.

L’absence dans notre droit d’un statut juridique de l’entreprise n’est pas préjudiciable tant que l’entreprise demeure une réalité principalement contractuelle, résultant de l’initiative de ses fondateurs. Il en va différemment le jour où l’autonomie de l’entreprise s’affirme, sous la houlette de ses manageurs, qui tirent leur autorité de blocs d’actionnaires habilement constitués. Alors la réalité prépondérante de l’entreprise devient celle d’une communauté de personnes ; alors l’entreprise doit pouvoir trouver dans le droit positif un statut qui lui corresponde ; et ne pas être contrainte, pour exister juridiquement, de demeurer dans le moule de la société commerciale qui l’abrite et qui a été conçu, non pour elle, mais pour régir les relations des seuls capitalistes entre eux.

Innovons ! Ne nous limitons pas à répliquer des modèles existants, Outre-Rhin ou aux Etats-Unis. Il est concevable d’introduire dans notre droit une entité juridique nouvelle de «société-entreprise » dont les mécanismes inviteraient l’ensemble de ses membres - capitalistes, dirigeants et salariés - à examiner de quelle façon leur production commune, dans ses modalités comme dans son résultat, peut contribuer au bien commun. Cette entité juridique pourrait prendre la forme d’une variété de société anonyme reposant sur deux pactes : le pacte statutaire classique, initialement conclu entre les actionnaires, et un second pacte, qu’actionnaires et salariés auraient la faculté de conclure ensemble, lorsque la réalité prédominante de l’entreprise devient celle d’une communauté de personnes.

Ce second pacte arrêterait un équilibre propre à chaque entreprise, dans sa gouvernance : il se prononcerait sur l’influence respective des salariés et des actionnaires dans la désignation des dirigeants, sur le montant des rémunérations (qui pourrait être lié aux objectifs du pacte et ne pas dépasser un multiple de la plus faible), ainsi que sur le partage des bénéfices. Ce second pacte définirait également «l’objet social étendu de l’entreprise » et, partant, les aspects du bien commun que celle-ci entend particulièrement servir (utilité sociale et qualité de la production, préservation de l’environnement naturel et humain, soutien local de l’emploi, etc.) L’évolution de ce pacte et le contrôle de son exécution pourraient être confiés à des instances internes de la «société-entreprise ».

La prise en compte du bien commun - par les acteurs naturels de l’entreprise - est compatible avec la logique de l’économie de marché. Elle peut étendre la liberté d’initiative au-delà du cercle des décideurs sans affecter leur capacité de décision. Elle ne s’oppose pas à la rémunération du capital, ni à la propriété privée. Elle ne rejette pas le profit, mais sa maximisation sans limites. 


* Dernier ouvrage paru : «La société de capitalisme solidaire, instrument du bien commun », Presses universitaires de l’IPC, 2017.