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Le lobbying reste l’éternel incompris de la vie publique française

Par Pascal Dupeyrat, Représentant d’intérêt et Grégory Houilllon, Maître de conférences des universités

Au pire corrupteur, au mieux mercantile, il est perçu — à tort — comme une échappatoire facile aux maux dont souffre notre démocratie. Objet d’une production torrentielle en commentaires et fantasmes, d’une demande forte aussi de la part des élus, il est paradoxalement un sujet absolu de discrétion, voire tabou au sein de l’État. Assuré en pratique, il n’est paradoxalement toujours pas assumé en droit.

Par son histoire — liée à notre choix d’une représentation longtemps fondée sur la souveraineté nationale, sur une vision sublimée et théorique de l’intérêt général issu d’un légicentrisme justifié par une volonté générale « rousseauiste » — la France a en effet toujours entretenu un déni complet vis-à-vis du lobbying, chargé de particularité – et donc de privilège.

Au regard du nombre de sollicitations dont font l’objet chaque jour les hommes politiques comme les hauts-fonctionnaires, tant au plan local que national, on ne peut donc que s’étonner que l’État ne se soit jamais intéressé à la pratique, ou, à tout le moins, ne se soit penché dessus que très récemment avec la loi « Sapin 2 » du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

Notre État — si interventionniste — est-il aveugle à ce point ? Ou alors, au vu de l’omniprésence du lobbying dans notre vie institutionnelle, ne doit-on pas plutôt penser, comme le dit si bien l’adage, qu’il n’y a pas plus aveugle que celui qui refuse de voir ?

Nous croyons pourtant que si l’État ne s’est emparé que tardivement de cette pratique ce n’est pas par cécité, mais par déni, voire par névrose. Notre histoire, si spécifique, a rendu notre état d’esprit — et par là même l’État et nos institutions — rebelle à toute représentation intellectuelle, à toute conception théorique et politique du lobbying. Névrosée, la structure de raisonnement institutionnelle et juridique française s’est donc longtemps verrouillée à toute reconnaissance de cette pratique, la faisant tomber dans « le domaine de l’impensé », « angle mort » du droit constitutionnel comme parlementaire.

Aussi tabou qu’il soit, le lobbying est pourtant au cœur d’une intense bataille liée à la mondialisation : celle de l’influence. Sur le plan interne, pour donner au lobbying sa juste place au sein d’une pratique actuelle obsolète digne de l’esprit de caste qui la gangrène. Sur le plan international, pour armer notre pays dans la guerre économique où la conquête des marchés passe aussi par la maîtrise des réseaux et pratiques d’influences.

Si nous avons croisé l’expérience d’un lobbyiste et l’expertise d’un universitaire, c’est parce qu’il nous paraît urgent de changer le regard du citoyen sur cette pratique. Les analyses développées dans notre livre ont vocation à convaincre la société française que le lobbying n’est malsain que s’il se réduit à la monétisation de l’entre soi et à la patrimonialisation des charges publiques. Bien à l’inverse, dans une France engourdie, il peut améliorer le fonctionnement de l’État et renouveler la confiance des citoyens au sein de la société. Il peut servir à stimuler de nouvelles formes de gouvernances, moins verticales, unilatérales et autoritaires et plus horizontales, consultatives, participatives, de proximité. Nous avons toujours pensé qu’en changeant le regard des pouvoirs publics sur le lobbying, en passant d’un lobbying de collusion à un lobbying de conviction, un lobbying bien réglementé ne constitue pas une atteinte à la démocratie, mais bien son prolongement.

Si nous saluons la réglementation du lobbying mise en place en 2016, qui « bon an mal an » a acté sa reconnaissance, nous constatons, à l’aune des débats et polémiques qu’elle a engendré, l’immense chemin qu’il reste encore à parcourir. Dans un monde ouvert où le lobbying est encadré aussi bien aux États-Unis qu’au Canada et au Québec, c’est désormais un défi qui s’impose à la démocratie française.

Un défi, en effet, car, bien que constituant un indéniable progrès, le texte demeure oublieux des réalités, déséquilibré et ne porte pas le lobbying à sa juste place.

Tout d’abord, la nouvelle réglementation de 2016 élude toute définition du lobbying. Comment bien réglementer un objet sans le définir préalablement… ? S’inspirant pourtant du décret Obama de 2008, il n’apporte aucune définition claire du lobbying. Or, tant que le lobbying ne sera pas défini explicitement, clairement et précisément, des ambiguïtés persisteront. Une définition dans un état de droit digne de ce nom est plus que jamais nécessaire pour être à la hauteur d’une régulation intelligible. Pris par une ivresse des « listes », par définition volatiles et évolutives, la loi de 2016 et son décret n° 2017-867 du 9 mai 2017 relatif au répertoire numérique des représentants d’intérêts ne le définissent que sous un angle organique, c’est-à-dire à travers des autorités énumérées auxquelles il s’adresserait.

L’idée sous-jacente est ici de protéger chaque institution d’une action d’influence supposée sujette à caution, mais en aucun cas d’organiser — et donc de reconnaître — les nécessaires apports des intérêts particuliers à l’information des pouvoirs publics. Le déséquilibre léonin du texte est alors patent, car il a méthodiquement fait peser toutes les obligations sur les lobbyistes, sans même rechercher à sanctionner un devoir d’alerte ou d’information chez le décideur public comme au Québec, par exemple. Le texte omet en outre complètement d’organiser la contradiction, nécessaire à tout débat sain. Nous plaidons pour un triptyque « transparence – contradiction – déontologie », pour démontrer l’incomplétude de la réforme.

Ensuite, focalisée sur une approche moralisatrice et dépassée, la loi « Sapin 2 » n’érige même pas le lobbying en réelle profession (comme l’avocat, le chauffeur de taxi ou le fonctionnaire). Outre ses maladresses légistiques qui persistent dans ce texte (par exemple, que signifie juridiquement « influer » ?), la loi ne souffle en effet aucun mot sur ce qu’est « un représentant d’intérêt » et donne encore moins un statut professionnel au lobbyiste.

C’est une différence fondamentale avec les autres législations internationales où le métier de lobbyiste est clairement défini à travers plusieurs catégories, comme le lobbyiste d’organisation ou d’entreprise et bien encore le lobbyiste-conseil indépendant. L’absence de statut conféré au lobbyiste témoigne ainsi de notre incapacité à penser son action comme partie prenante du fonctionnement démocratique. Il est en effet impossible de définir ce que nous ne concevons pas.

Enfin, le texte entretient à sa manière un faux amalgame entre corruption et lobbying. En effet, les règles propres au lobbying ne sont qu’un chapitre d’une loi plus large intégrant principalement des mesures contre la corruption. Aussi importante qu’elle soit, cette approche demeure passéiste, jacobine et accrédite l’a priori toujours pernicieux que les deux notions sont confondues. En réalité, c’est tout à l’opposé, puisque là où la corruption cherche à contraindre pour obtenir un avantage, le lobbying vise lui à convaincre pour emporter une décision. Dans un cas, l’assujettissement, dans l’autre, la plaidoirie.

Outre que cette conception datée du lobbying nous confine à l’entre-soi, elle est aujourd’hui inadaptée à la conquête du marché de l’influence sur la scène internationale. Le défi revient aujourd’hui à sortir de ce déni culturel franco-français, inadapté à la société moderne et à ses besoins, pour renforcer notre vitalité démocratique et notre attractivité sur la scène européenne et internationale de l’influence. 


* Viennent de publier : Lobbying. Du déni au défi, Les Presses Littéraires, septembre 2017