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Entreprenante Afrique

Par Jean-Michel Severino et Jérémy Hajdenberg, Investisseurs et partenaires

L'image de l'Afrique au Sud du Sahara est devenue double. D'une part, s'est affirmée la vision d'une Afrique émergente, d'un continent où plusieurs conflits armés se terminent enfin, où des élections démocratiques ont régulièrement lieu, où la croissance économique est de 5 à 7 % par an et où la misère régresse. Ceci correspond à une facette de la réalité africaine.

Mais les médias continuent aussi à véhiculer l'image d'un continent souffrant de misère, de sécheresses, de maladies, de coups d'Etat, du terrorisme, et où la sécurité ne cesserait de se dégrader. Les « afro-pessimistes » soulignent également l'impact négatif sur la croissance africaine de l'effondrement récent des cours du pétrole et des matières premières minérales. Ces inquiétudes ne sont pas vaines ; elles pointent tout simplement une autre facette de la réalité africaine.

Aujourd'hui, le PIB du continent africain se résume à celui de la France, après n'avoir été, au tournant du siècle que celui du Bénélux. La croissance africaine s'est spectaculairement relevée depuis 2000. Même si elle a récemment faibli, reflétant les mauvaises performances des géants pétroliers continentaux que sont le Nigéria, l'Afrique du Sud ou encore l'Angola, elle demeure parmi les plus fortes croissances du monde, continuant à emporter, de ce fait, la plus grande partie de la population du continent dans une dynamique de progrès.

En 2050, le PIB du continent égalera sans doute celui de la Chine, sur la base d'estimations prudentes, tandis que sa population comptera deux milliards d'habitants. En fin de siècle, par la vertu de la multiplication de la population et du PIB par habitant, la taille de l'économie africaine égalera celle de l'Union Européenne à 28, et sa population s'établira au-delà de 3 milliards de personnes.

Au cœur de cette expansion, ces fameux entrepreneurs que nous allons vous présenter : ce sont eux qui fabriquent aujourd'hui l'histoire économique et sociale du continent. Ils vont poursuivre opiniâtrement leur œuvre au cours du siècle. Et nous avons de nombreuses leçons à tirer de cette histoire en cours d'écriture.

Des aspirants à la création d'entreprise, l'Afrique en compte beaucoup aujourd'hui. Une génération de bâtisseurs est en train d'émerger : 72 % des jeunes Africains sont attirés par l'entrepreneuriat. Imprégnés de modernité, ils s'efforcent de bâtir des entreprises plus structurées que celles du passé. Pour autant, leur monde, celui de la PME, est encore très largement un monde de business familiaux.

Ce qui nous frappe parmi les entrepreneurs africains que nous côtoyons, c'est leur capacité à oser. Parce qu'ils sont en Afrique, ils savent que le parcours entrepreneurial sera semé d'embûches. Parce qu'ils sont entrepreneurs, rien ne leur semble impossible. En leur compagnie, il paraît bien loin le temps du « complexe du colonisé » théorisé par Albert Memmi : l'Afrique a beau être complexe, ses entrepreneurs sont définitivement décomplexés !

Ces entrepreneurs savent qu'ils sont au cœur de la dynamique de prospérité qui s'est amorcée au tournant du siècle. Ils ont raison : si quelques grands pays pétroliers affectent fortement les évolutions annuelles irrégulières du PIB continental consolidé, et aveuglent quelques analystes, la croissance africaine, en réalité, repose avant tout sur la demande d'un marché intérieur africain qui grandit, du fait de la démographie, de l'urbanisation, et d'une classe moyenne qui monte en puissance. Elle repose sur un cadre macroéconomique amélioré (bien qu'encore très imparfait), qui permet aux entreprises de mieux se déployer. Et elle repose sur un intérêt grandissant d'acteurs internationaux variés pour investir en Afrique, voir s'y délocaliser. Au premier rang de ces acteurs, la Chine : ce pays a su le premier reconnaître les potentiels et enjeux du continent. Si la Chine est devenue le premier partenaire de l'Afrique, ce n'est pas seulement par ce qu'elle est venue y trouver les matières premières minérales et agricoles dont elle a tant besoin. Elle y a aussi trouvé un marché pour ses produits de consommation comme d'équipement, et dans les dernières années, un espace de délocalisation de ses industries de main d'œuvre, transformant ainsi le cœur du modèle économique du continent. L'histoire ne fait que commencer : nous voyons par exemple les banques chinoises arriver.

La croissance africaine n'en est donc qu'à ses débuts. Elle comporte des déséquilibres et des fragilités, et connaîtra bas et hauts. Il n'empêche : une lame de fond est là, et devrait durer.

Qu'elle puisse durer ne serait d'ailleurs pas suffisant : une accélération est nécessaire, au vu de tous les besoins de l'Afrique d'aujourd'hui. Besoin d'investissement absolument massif dans des infrastructures de tous types. Besoin de créer des centaines de millions d'emplois pour donner un avenir stable aux générations qui vont arriver sur le marché du travail.

Une accélération, mais aussi une appropriation. Ce qui est en jeu, ce n'est pas seulement de savoir si l'Afrique, en 2030 ou 2050, sera moins pauvre ; c'est aussi de savoir à qui appartiendront les richesses créées et qui seront les décideurs et les moteurs au sein du capitalisme africain émergent. Des financiers et grands groupes occidentaux, chinois, indiens, turcs ou brésiliens ? Ou des acteurs africains souverains (qui évidemment pourraient nouer toutes sortes de partenariats internationaux mutuellement bénéfiques) ?

Pour une croissance à la fois plus rapide, mieux partagée, plus respectueuse de l'environnement et qui permette aux Africains de rester maîtres de leur destin, il faut tout faire pour permettre à la dynamique entrepreneuriale africaine de s'épanouir. Tout faire pour faciliter la vie et les parcours des entrepreneurs, car c'est eux qui la feront, cette croissance. Or leurs difficultés opérationnelles sont immenses – que l'on songe aux carences de l'alimentation électrique, au manque de personnel qualifié, aux problèmes fonciers, aux tracas inutiles causés par l'administration (fiscale notamment), aux difficultés à accéder à des financements…

Ce constat n'est pas nouveau, et dans tous les pays africains, des mesures d'appui existent déjà.

Mais Il est possible d'aller plus loin dans le soutien aux PME. Il ne s'agit pas seulement, même si c'est important en soi, de continuer d'améliorer les mesures techniques ponctuelles de facilitation des démarches. Il s'agit aussi, plus fondamentalement, que les gouvernants africains donnent une impulsion politique forte, dessinant un modèle de croissance par les entrepreneurs et leurs entreprises, loin des modèles de partage des rentes – ce qui constitue au fond un choix de société.

Une telle impulsion, si elle est donnée, pourra prendre toute sa dimension au travers de processus de concertation entre sphères publique et privée et aboutir à des Small Business Act africains qui donneront un cadre cohérent d'appui aux entrepreneurs, à l'instar de ce qui existe sur d'autres continents.

Une démarche de ce type aurait toutes les chances de rendre plus facile la tâche des entrepreneurs de demain. Elle aiderait à ce qu'ils soient toujours plus nombreux, non seulement à se lancer, mais aussi à réussir, contribuant ainsi à la croissance de l'Afrique.

L'Afrique en a bien besoin. Grâce à la période de croissance qu'elle vient de connaître, l'espérance de vie à la naissance sur le continent a progressé de 7 ans en 13 ans et le taux de pauvreté a baissé de 10 points en 20 années. Mais malgré cette période de croissance encore trop récente et trop faible, l'Afrique reste profondément pauvre, son espérance de vie n'est aujourd'hui que d'environ soixante années et son taux de pauvreté est de 47 % !

C'est parce qu'elle est encore si pauvre qu'elle a terriblement besoin de plus de croissance et d'une croissance mieux répartie, donc besoin de plus d'entrepreneurs. 


* Jean-Michel Severino dirige aujourd'hui Investisseurs et Partenaires (I&P), un fonds d'investissement destiné aux PME africaines. Il a été vice-président de la Banque mondiale et directeur général de l'Agence française de développement (AFD).


Jérémy Hajdenberg, directeur général adjoint de I&P, spécialiste de la microfinance, accompagne depuis des années des entrepreneurs africains dans leur gestion et leurs stratégies de développement.


Viennent de publier aux Editions Odile Jacob « Entreprenante Afrique »