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La guerre des mots aura-t-elle lieu ?

Par Pascal Salin, Professeur honoraire d'économie, ancien président de la Société du Mont Pèlerin

Les mots ont une caractéristique fascinante : ils sont évidemment censés permettre la communication entre les êtres humains – ce qu'ils font, bien sûr - et ceci en particulier parce qu'ils ont une signification précise de telle sorte que, dans un dialogue, chacun peut comprendre exactement la pensée d'autrui. Mais en réalité, bien souvent, les mots véhiculent avec eux une interprétation implicite.

Lorsqu'un mot est trop chargé d'ambiguïté on pourrait espérer qu'un autre lui soit substitué. Mais cela ne se fait pas nécessairement. En effet si un mot est connu et accepté par un grand nombre de personnes, il n'est pas facile de modifier les habitudes de ces derniers. Un changement d'habitude a toujours un coût, ne serait-ce que psychologique, et il a surtout un coût pour ceux qui pourraient être tentés de remplacer un mot par un autre. C'est pourquoi la guerre des mots n'a lieu que rarement, ce que l'on peut considérer comme regrettable. On pourrait en effet considérer comme idéale une situation où le changement de mots se ferait presque instantanément et à coût presque nul parce que tout le monde serait persuadé de la nécessité de ce changement. Mais, précisément, le plus souvent, si ce changement n'a pas lieu c'est parce que certains ont intérêt à ce qu'il n'ait pas lieu car la signification implicite d'un mot leur apporte un avantage. Ceci est particulièrement vrai dans le domaine de la politique économique parce que les hommes de l'Etat sont en position de faire accepter un langage officiel, ce qu'aucun individu ne peut faire à lui seul.

Une raison essentielle de cette difficulté vient du fait qu'un mot peut sembler avoir un contenu objectif reconnaissable par tous, mais qu'il a en fait une signification implicite normative. Quelques exemples tirés du vocabulaire économique et social permettent de donner une illustration de cette situation. Ainsi par une transposition de terme de l'anglais au français qui est loin d'être innocente, on parle généralement de la “dérégulation” d'un système, alors qu'en bon français on devrait parler de “dérèglementation”. Le terme “deregulation” en anglais signifie de manière stricte “dérèglementation” et il ne suggère en rien que la dérèglementation puisse avoir un effet nocif sur le bon fonctionnement d'un système, c'est-à-dire sur sa régulation. Mais en parlant de dérégulation en français on laisse entendre qu'un système non règlementé est un système incohérent. Et symétriquement, bien sûr, on justifiera implicitement n'importe quelle réglementation tout simplement en parlant de régulation. Or, on peut démontrer qu'une réglementation arbitraire et qui repose nécessairement sur une information imparfaite concernant le fonctionnement réel d'un marché a toutes les chances d'empêcher son auto-régulation qui résulterait de l'adaptation spontanée et progressive des comportements individuels les uns aux autres. Mais, en utilisant les termes de régulation et dérégulation, les hommes de l'Etat suggèrent implicitement que les contraintes règlementaires qu'ils imposent aux citoyens permettent d'éviter les désordres économiques et sociaux.

On a par ailleurs pris l'habitude d'appeler “politique de relance” une politique d'augmentation des dépenses publiques (ou, éventuellement, une politique d'accélération de la création de monnaie). Certes, dans ce domaine, les gouvernements bénéficient du support d'une théorie économique – la théorie keynésienne – qui a certainement beaucoup contribué à populariser l'idée que la relance économique nécessite une augmentation de la demande globale et que seul l'Etat est en position d'obtenir un tel résultat. Malheureusement la théorie keynésienne est certainement la théorie la plus incohérente et la plus arbitraire de toute l'histoire de la pensée économique et l'idée même que l'on puisse faire varier la demande globale est une idée absurde. Mais cette théorie doit évidemment une grande partie de son succès d'une part au fait que Keynes s'est exprimé le plus souvent d'une manière peu compréhensible et que, par ailleurs, cette théorie apportait un alibi extraordinaire à des gouvernants qui recherchent toujours l'appui des électeurs en leur distribuant toutes sortes de biens et services. Or, la théorie keynésienne est à juste titre critiquée par de nombreux économistes et puisqu'il y a un désaccord profond à propos de la politique de demande, l'honnêteté impliquerait évidemment d'éviter l'utilisation du terme de “politique de relance” et d'utiliser des termes qui décrivent correctement la réalité, par exemple en parlant de “politique de dépenses publiques” (ce que chacun pourrait interpréter comme il l'entend). Symétriquement, bien sûr, il conviendrait de ne pas parler de politique d'austérité lorsqu'un gouvernement, confronté à l'impossibilité de payer les intérêts de sa dette et de rembourser celle-ci, est amené à réduire le déficit budgétaire. Cela signifie certes une plus grande austérité pour l'Etat, mais quand on parle de politique d'austérité on suggère implicitement que toute la population va être victime d'une cure d'austérité. On éviterait cette interprétation incorrecte en parlant tout simplement de politique de réduction du déficit public ou de politique de retour à l'équilibre budgétaire.

Un terme bien souvent utilisé – probablement précisément à cause du sens normatif implicite qu'il a acquis – est le terme “social”. En toute rigueur ce terme devrait être considéré comme parfaitement neutre : il se réfère tout simplement aux phénomènes qui concernent une société humaine. Mais on considère généralement que cet adjectif désigne des phénomènes qui peuvent être considérés comme bénéfiques pour l'ensemble d'une société ou pour une partie de ses membres (par exemple ceux que l'on considère comme particulièrement “défavorisés”). Tel est bien le sens normatif que l'on donne, par exemple à des expressions telles que “politique sociale” ou “Sécurité sociale”. Il n'est évidemment pas innocent d'avoir appelé “Sécurité sociale” une organisation qui devrait s'appeler de manière plus neutre “système public d'assurance-maladie”. Mais les deux termes “Sécurité” et “sociale” comportent un tel aspect positif qu'il ne faut pas s'étonner si cette organisation est devenue un tabou et si toute mesure qui mettrait, par exemple, un terme à son caractère monopolistique est considérée comme une atteinte grave au bien-être des citoyens. Les réactions à cet égard seraient bien différentes si l'on intitulait cette organisation “monopole public d'assurance-maladie”, ce qu'elle est en réalité.

Quant à la “politique sociale” elle n'est pas censée être mise en œuvre en vue d'améliorer le bien-être de tous les membres d'une société, mais plutôt comme une politique consistant à redistribuer les revenus et les richesses. Or le terme de “redistribution” est-lui même un terme chargé d'affectivité et il recèle une analyse implicite, au demeurant fort contestable. En effet parler de redistribution c'est suggérer qu'il y a eu une distribution initiale et donc laisser entendre que les richesses appartiennent à la société (ou même à l'Etat !) et que le stock de richesses est distribué entre les citoyens par diverses procédures (que l'on considère peut-être comme injustes puisqu'on évoque la nécessité d'une “redistribution”). Mais la réalité est bien différente puisque toutes les richesses humaines sont le résultat d'efforts de création effectués par des individus qui deviennent par là-même les propriétaires légitimes de ce qu'ils ont créé. C'est pourquoi, pour éviter d'utiliser des termes arbitrairement normatifs, il conviendrait de ne parler ni de politique sociale ni de redistribution, mais de “transferts obligatoires”. On objecterait peut-être alors que l'utilisation d'une expression telle que “transferts obligatoires” comporte aussi un contenu normatif, mais qui pour sa part se trouve être négatif. Cela est certes vrai, mais cela correspond tout de même à une description parfaitement exacte de la réalité du processus en question.

On pourrait multiplier les exemples de termes à contenu normatif, avec les conséquences pratiques que cela peut comporter. Il n'est évidemment pas question d'être exhaustif dans ce domaine et nous allons donc nous contenter pour terminer d'évoquer une question un peu plus technique, celle de la balance commerciale et de la balance des paiements. Il existe une habitude d'écriture comptable qui consiste, pour des raisons de commodité, à affecter d'un signe moins la partie achat d'une transaction et d'un signe plus la partie vente. Appliquée aux échanges internationaux, cette règle traditionnelle aboutit à affecter les importations du signe moins et les exportations d'un signe plus. On parlera alors de déficit de la balance commerciale lorsque les importations sont supérieures aux exportations et d'excédent dans le cas contraire. Un déficit commercial est ainsi assimilé à une situation regrettable de telle sorte d'ailleurs qu'on en vient à essayer de mettre en œuvre des politiques de “rééquilibre de la balance commerciale” (autre expression normative). Il n'y a pourtant aucune raison a priori de déplorer ce qu'on appelle un déficit de la balance commerciale. Certes la théorie keynésienne prétend justifier le caractère non désirable d'un déficit commercial (1), mais on peut penser que cette théorie a été d'autant mieux accueillie que les mots semblaient lui donner une caution.

Il serait certes souhaitable d'éviter les mots ayant un contenu normatif injustifié. Mais on ne change pas les habitudes de langage par décret et aucun individu ne peut, à lui seul, prendre la décision de lancer une guerre des mots. C'est pourquoi cette dernière se déclare bien rarement, même si on peut le regretter. 


1. Nous en expliquons en détail les raisons dans notre ouvrage, Les systèmes monétaires – Des besoins individuels aux réalités internationales, Paris, éditions Odile Jacob, 2016.