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Changer la Justice

Par Jean-Yves Le Borgne, Avocat à la Cour*

La Justice passionne l’opinion et ses décisions sont souvent attendues avec impatience. Elle est une des dernières autorités – la seule peut-être – dont les appréciations ne sont pas regardées avec suspicion. Les esprits les plus circonspects pensent qu’il peut lui arriver d’être dans l’erreur, mais il ne vient à l’esprit de personne qu’elle puisse servir un autre intérêt que la vérité et l’équité.

Cette déférence est à l’origine du prestige dont elle jouit, mais aussi d’une certaine crainte révérencielle qui la place en dehors du champ des réformes possibles. Elle est en quelque sorte sacralisée, figée au point que l’idée d’en modifier la structure prend vite l’aspect d’un sacrilège.

L’avocat que je suis regarde l’institution judiciaire avec la lucidité que permet un long compagnonnage. Je suis prêt à confirmer les qualités exceptionnelles des femmes et des hommes qui en sont la voix, du moins pour une large majorité d’entre eux. Je ne parle pas seulement d’intelligence, mais aussi du sens du devoir, d’un souci de perfection, même si cette dernière notion n’est jamais qu’un astre lointain sur lequel on essaie de régler son pas.

C’est d’ailleurs parce que j’ai pour l’institution une profonde considération que je me sens autorisé à pointer du doigt ce qui y est critiquable et donc perfectible.

La relation que la Justice entretient avec la chose politique est un sujet grave et délicat. Depuis qu’on a faussement prêté à Montesquieu l’idée d’un pouvoir judiciaire équivalent à celui des Assemblées et du Gouvernement, le ver est dans le fruit. La question se pose de savoir si le judiciaire n’incline pas à jouer un rôle politique. L’interrogation est d’autant plus aiguë que, tandis que l’autorité morale de la classe politique s’affaiblit, celle des magistrats va grandissant, si bien que l’on entend ici ou là des propos étonnants qui pourraient laisser croire que le peuple murmure à l’oreille des juges.

Et pourtant, les magistrats sont soumis à un devoir de réserve, les juges ayant même l’obligation de s’efforcer à la neutralité pour ne privilégier aucun des intérêts qui s’affrontent devant eux. Cette neutralité n’est pas autre chose qu’une sorte de sérénité, d’équidistance, d’absence de passion, caractéristique d’une certaine sagesse. Si l’on peut exiger de tous les magistrats, jeunes et moins jeunes, des qualités intellectuelles d’exception, il est un peu cruel et irréaliste de faire peser sur leurs épaules l’exigence d’une placidité, presque d’une indifférence que seuls apportent le temps qui passe et l’âge qui vient. Sans compter que la jeunesse – on devient juge en France à 25/27 ans – n’a par définition qu’une expérience réduite de la vie et des hommes, surtout lorsque des études difficiles ont retenu toute son attention. Il faudrait donc prévoir un autre mode de recrutement des juges, à l’âge mûr, après 15 ou 20 ans d’une expérience professionnelle qui aura eu le mérite de leur faire connaître le monde et voir les autres sous un autre angle que celui de la suspicion.

On peut aussi concevoir que l’ordre judiciaire ne dispose pas d’un complet blanc-seing pour donner aux lois leur portée effective. Une Cour Suprême, dont les contours et les compétences restent à déterminer, pourrait être instaurée qui absorberait la compétence du Conseil Constitutionnel et le contentieux de la conventionalité. Ce nouvel organisme régulateur devrait pouvoir être saisi, sans que puisse y faire barrage la juridiction dont la décision est contestée.

Quant aux magistrats du Parquet, il est temps de réfléchir à leur statut. Partout s’élèvent des voix qui voudraient que le Parquet soit indépendant ; enhardis, nombre de ses membres le demandent. Mais cette indépendance a-t-elle un sens ? Elle est l’apanage nécessaire des juges, dont les procureurs se sont rapprochés au fil des siècles jusqu’à revendiquer aujourd’hui d’être leurs alter ego. Le procureur n’a pas d’autre justification d’existence que d’être la voix originellement du roi, puis de la République, aujourd’hui de la société. Mais au nom de quelle légitimité le procureur peut-il se dire la voix du peuple français ? N’est-ce pas l’élu, le politique, qui détermine ce que la société doit être ? N’est-ce pas lui qui, à travers les consultations électorales successives, porte la responsabilité de ce qu’est devenu l’ordre public ? Dès lors, la rupture entre l’Etat et le Parquet paraît contre nature. Même s’il faut laisser un large espace de liberté aux procureurs et assurer la sécurité de leurs carrières, le dialogue avec le Gouvernement, à travers le Garde des Sceaux, doit être rétabli, mais à la condition que cet échange se fasse dans la transparence, par instructions écrites et générales que le magistrat aura le loisir d’interpréter. Le Ministre de la Justice n’est pas titulaire d’une sinécure ; c’est à lui d’assurer l’application de la politique pénale dont il répond devant le peuple et le Parlement.

Il y a matière aussi à s’interroger sur l’institution du juge d’instruction qui, qu’on le veuille ou non, est un organe d’enquête et de poursuite qui ressemble de plus en plus à un procureur.

Il faut enfin rénover la notion de peine. D’abord en généralisant, pour toutes les infractions aux biens, la notion de transaction, sans reconnaissance de culpabilité, telle qu’elle est récemment apparue dans notre arsenal pénal. Ensuite en privilégiant une dimension (ré)éducative lorsqu’il s’agit de jeunes délinquants, coupables d’infractions de gravité moyenne. Enfin, en organisant la mise à l’écart définitive de certains criminels dont le maintien à vie en détention serait inhumain, mais dont le retour dans la société serait irresponsable.

Quant à la Justice civile, accablée sous le poids du nombre, il faut surtout la réorganiser : en donnant aux juges des collaborateurs qui les aideront à élaborer leurs décisions et en privilégiant l’accord transactionnel sous le contrôle du juge. Dans cette nouvelle conception de la résolution des conflits civils, les avocats auront une part importante, puisqu’il leur appartiendra de mettre au point une solution juste et équilibrée, sans avoir pour seule idée directrice de leur action les intérêts de leur propre client. Cette conception nouvelle leur ouvrira des horizons professionnels inattendus, tout en les contraignant à une révision d’une déontologie, naturellement jusqu’alors au service d’une défense partisane.

Telles sont en quelques mots les orientations générales de ce qui pourrait être un programme pour « Changer la Justice »


* Vient de publier : Changer la Justice, P.U.F., Jean-Yves Le Borgne