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L’adhésion de l’Ukraine à l’UE : menace agricole réelle ou infondée ?

Par Thierry Pouch, Chef économiste aux Chambres d’agriculture France, et chercheur associé au laboratoire REGARDS de l’Université de Reims

Un regard rétrospectif sur les élargissements successifs de l’Union européenne montre qu’ils ont rarement laissé indifférents les Etats et les acteurs économiques, autant par les menaces que par les opportunités économiques qu’ils incarnaient. Pourtant, globalement, ces élargissements ont été intégrés, digérés, en dépit des joutes concurrentielles au sujet de l’agriculture, que se livrent encore des Etats membres. La question – fort ancienne puisqu’elle remonte à 1984 – des fruits et des légumes espagnols a même resurgi durant la crise agricole de ces dernières semaines.

La perspective d’une adhésion de l’Ukraine va-t-elle reproduire de telles réactions ? Il est probable que oui, mais dans un contexte bien différent, pour ne pas dire tendu et particulièrement incertain. Car l’état présent de l’agriculture européenne et singulièrement française, laisse entendre qu’elle est engluée dans des contradictions élevées – pour faire bref, production versus écologie – ainsi que dans une dynamique baissière des prix depuis plus d’un an.

L’Ukraine et son agriculture, c’est d’abord 41 millions d’hectares de SAU (surface agricole utile). Elle forme le second réservoir de terres arables du continent. Une nation richement dotée en terres noires composées d’humus propice à la culture. Le secteur agricole ukrainien, c’est aussi 20 % de la population active, et sa part dans le PIB national est de 10 %, proportion pouvant aller jusqu’à 18 % si l’on ajoute l’industrie agroalimentaire. De plus, l’Ukraine se distinguait, jusqu’à la guerre, par des exportations agricoles et alimentaires représentant 40 % du total, et par un excédent commercial structurel de 17 milliards de dollars en moyenne. Les exportations de produits agricoles constituent la principale source de devises du pays.

Les points forts de l’Ukraine se situent dans le domaine des grains (orge, blé, maïs, oléagineux), du sucre, de l’huile de tournesol, de la volaille…. Juste avant le conflit avec la Russie, la production céréalière s’élevait à 70 millions de tonnes en moyenne sur la période 2017-2021. Quatrième exportateur mondial de blé, de maïs et d’orge en 2021, troisième en colza et leader mondial en huile de tournesol avec 40 % des exportations totales. Au regard de ces quelques indicateurs de base, l’adhésion de l’Ukraine à l’UE porte assurément en elle les ferments d’un bouleversement de l’échiquier agricole européen. Pour l’heure, quelques questionnements s’imposent d’eux-mêmes.

L’issue ou non à la guerre peut-elle avoir une incidence sur le rythme d’intégration ? Quelle pourrait-être la contribution financière de Kiev au budget européen et par voie de conséquence au budget agricole ? S’agissant de la PAC et des aides directes souvent indexées sur les surfaces, nul doute que l’Ukraine serait alors la grande bénéficiaire de cette politique agricole. Selon Eurostat, la superficie moyenne des terres cultivables des exploitations de l’Ukraine avoisine en effet les 485 hectares. Le retour du débat autour des aides à la surface serait inévitable. Comme on l’observe aujourd’hui avec les importations d’œufs, de blé, de poulet et de sucre, la concurrence intra-européenne ne ferait que s’amplifier, suscitant les inquiétudes des agriculteurs dans les anciens comme dans les plus récents Etats membres (France pour le poulet et le sucre, Pologne pour les céréales et la volaille…).

L’entrée de l’Ukraine dans l’UE porte ainsi le risque potentiel de voir basculer le centre de gravité agricole actuel de l’UE, de la France (18 % de la production des 27) vers l’Ukraine, laissant se déployer des différentiels de compétitivité préjudiciables à l’économie agricole de plusieurs Etats membres. Une telle perspective a certainement joué dans la colère des agriculteurs depuis plus d’un an, l’épicentre ayant été la Pologne.

On sait pourtant que ces craintes, pour légitimes qu’elles soient, peuvent être nuancées par les opportunités offertes par cette future adhésion, en particulier pour la France, que ce soit dans le domaine des semences, de la génétique animale ou du machinisme. Les différentes options, ou scénarios, vont lourdement animer les débats durant la prochaine décennie. 

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