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De la technocratie et des Grands Corps d’Etat

Par Alexandre Moatti, Ingénieur général des Mines, chercheur HDR à l’université Paris Cité*

Le 25 avril 2019, lors de son allocution concluant son vaste « Grand Débat » en réponse au mouvement des Gilets Jaunes, la première annonce faite par Emmanuel Macron a été : « Je souhaite que nous mettions fin aux grands corps ».. Peu étaient susceptibles de comprendre cette annonce – à commencer par les journalistes, dont la première question fut : « Vous allez donc supprimer l’ENA ? ».

Quels sont donc ces « grands corps » ? Il s’agit de ces institutions dont la raison d’être est d’accueillir chaque année les quinze premiers sortis de l’ENA (inspection des Finances, Conseil d’Etat, Cour des Comptes) et les trente premiers sortis de Polytechnique (corps des Mines, des Ponts).

Ces grands corps sont en effet peu connus du grand public, quoique bicentenaires. Ils sont pourtant étudiés de longue date, par exemple par le politologue américain Ezra Suleiman, qui en 1979 faisait remarquer que l’élite française des grands corps avait toujours réussi à limiter le débat la concernant aux conditions d’accès (c’est-à-dire renforcer la diversité de recrutement), ce qui lui permet d’esquiver « toute discussion sur sa compétence, son utilité et son action ».

C’est au non-dit – le bilan d’action de ces grands corps – qu’il faut évidemment se référer. Que depuis 25 ans trois des quatre présidents de la République en soient issus est à prendre en considération dans les résultats en demi-teinte de l’action publique et politique en France. De même, un certain nombre de désastres industriels et bancaires pendant la même période (du GAN et du Crédit Lyonnais dans les années 1990, jusqu’à plus récemment Areva, Dexia ou Péchiney) peuvent être en partie imputés à ces corps, notamment Inspection des finances et Corps des mines ; sans parler du manque de vision dans un certain nombre de domaines technologiques – ou, dans un autre registre, une méconnaissance voire une arrogance envers les PME, comme envers l’Université et la recherche.

Un point est aussi à mettre sur la table (il n’est même pas mentionné dans le rapport Thiriez sur la Haute Fonction publique, remis en février 2020) : le modèle du cabinet ministériel, clef de voûte du système des grands corps (après un recrutement très précoce, à l’âge de 22-23 ans). Compte tenu de l’importance croissante des cabinets ministériels liée à la présidentialisation du régime, on peut s’étonner que d’éphémères fonctionnaires, sans aucune expérience de terrain, soient à la base de l’élaboration des politiques publiques et des décisions ministérielles. Quel est le sens de l’État et l’intérêt pour l’action publique d’un conseiller ministériel qui, au bout de deux ans en poste, cherche à partir en entreprise, ou partir faire de la politique ? Intérêt aux deux sens du terme : ce conseiller s’intéresse-t-il effectivement aux politiques publiques, et l’action publique doit-elle s’appuyer sur de tels profils ? Ceci pose un vrai problème déontologique. On peut se demander comment la société française accepte de former sous couvert de « service public » des jeunes, qui après ce passage éclair en cabinet ministériel, rejoignent à 30 ans le secteur privé, et de leur confier une responsabilité importante dans les politiques publiques.

Par ailleurs, la pratique généralisée et encouragée du « rétro-pantouflage » (membres des grands corps partis dans le privé et revenant dans l’orbite de l’État) a aussi démultiplié un entre-soi décisionnel dans une zone grise de structures publiques et parapubliques toujours en extension : agences, autorités de régulation, banques publiques d’investissement de type BPI ou Secrétariat Général à l’Investissement, stratégies d’expansion tous azimuts de la Caisse des dépôts. Le rôle des grands corps dans la généralisation des partenariats public-privé, notamment en matière d’équipement, des deux côtés de la négociation (État et entreprises), pose aussi problème : l’exemple de la privatisation des autoroutes (ou des aéroports) est particulièrement frappant quant au Corps des ponts, ses hauts fonctionnaires en poste la préparant, ses fonctionnaires « pantouflés » (i.e. partis dans les grandes entreprises comme Vinci, Veolia ou Eiffage) en bénéficiant. Une autre zone grise s’est développée, celle des grands cabinets de consultants privés, devenus un terrain de « pantouflage » privilégié des membres de ces Corps d’État, et qui en viennent à participer indûment et coûteusement à l’élaboration des politiques publiques.

L’intrication entre haute fonction publique et grandes entreprises a aussi une conséquence sur la marche de celles-ci. L’« esprit de corps » se caractérise par les notions de déférence et de cooptation : ce sont les chefs d’entreprise issus du corps des Mines qui sont systématiquement mis en avant devant les jeunes ingénieurs. Le jeune haut fonctionnaire, représentant l’État dans une entreprise où celui-ci est actionnaire, aura des difficultés à contester ou même interroger l’action de son aîné, président du conseil d’administration ; et dans des entreprises purement privées (sans participation de l’État), les mécanismes de connivence entre membres de grands corps aux postes d’administrateur ont parfois pour conséquence un manque de vigilance quant à l’action du président de l’entreprise.

À l’heure où le rapport complexe qu’entretient la population française avec ses élites s’est exacerbé, les « réformes » conduites sur ces corps depuis 2020 (remise du rapport Thiriez) sont très préoccupantes. La suppression des corps préfectoral et diplomatique, qui structuraient la Nation et son histoire, est catastrophique. Pour les préfets, on fera appel à un administrateur « de mission », par exemple telle personne venant d’une entreprise, ayant pour mission d’installer un champ d’éoliennes en 18 mois. Ou plus simplement, un poste de préfet pour un ami du pouvoir en place. Quant à la diplomatie, c’est un travail et une expérience de tous les instants – les incursions qu’y font certains de nos dirigeants ne laissent pas d’étonner. Il sera nécessaire de rétablir au plus vite ces deux corps. Les autres mesures prises dans ces « réformes » sont tout aussi douteuses : création d’un INSP (Institut national du service public) remplaçant l’ENA et qui lui ressemble beaucoup, accentuant son caractère généraliste ; « sanctuarisation » des deux grands corps qui mêlent allègrement politique et haute fonction publique, la Cour des Comptes et le Conseil d’Etat – ce dernier a beaucoup œuvré pour conserver l’ensemble de ses modalités de recrutement. Il faut que tout change pour que rien ne change.

Ce n’est qu’en acceptant et en faisant connaître ces constats – et d’autres que j’ai pu étayer dans mon ouvrage – qu’on pourra aspirer à une forme d’élites renouvelées en France, avec la possibilité de rebattre les cartes d’un système qui a de grandes implications sur toute la pyramide éducative. Il faut se prémunir de nouveaux dispositifs qui seraient inefficaces – bref éviter que d’autres causes produisent les mêmes effets, sinon les aggravent. 


*Auteur de Technocratisme. Les grands corps à la dérive (éd. Amsterdam, 2023, 250 p., 18 e).