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Le référendum impossible

Par Ghislain Benhessa, Avocat, Docteur en droit*

Le référendum est l’arme favorite des politiques en campagne, qu’ils rangent au fourreau une fois passée la ligne d’arrivée. En 1988, sous la présidence de François Mitterrand, alors qu’il lorgne le fauteuil de l’Élysée depuis son siège de Matignon, Jacques Chirac lance l’idée d’un référendum pour toucher au Code de la nationalité.

Objectif : prouver qu’avec lui, on ne badinera pas avec l’immigration. « Anticonstitutionnel », rétorque Lionel Jospin. Chirac perd la présidentielle, son projet finit aux oubliettes. En 2002, en piste pour un second mandat, il promet cette fois de soumettre la décentralisation au vote du peuple. « Les Français devront naturellement être consultés par référendum », affirme-t-il en avril. Volte-face le 19 décembre : le gouvernement annonce que le Président passera finalement par le Congrès. En 2012, en course pour sa réélection, Nicolas Sarkozy affirme que « l’idée principale dans [son] projet, c’est redonner la parole au peuple par le référendum ». Et il explore toutes les pistes : refonte du droit des étrangers, réforme de l’indemnisation du chômage, instauration de la « règle d’or » pour contraindre les majorités futures à « tendre vers le déficit zéro » comme les autres pays d’Europe. Bis repetita lors des primaires de la droite en 2017, durant lesquelles l’ex-président s’engage à consulter les citoyens sur le droit au regroupement familial ou l’internement administratif des fichés S « les plus dangereux ».

Depuis quelques mois, la mélodie du référendum résonne à nouveau. À droite, bon nombre exigent une consultation sur l’immigration. Durant la présidentielle de 2022, Marine Le Pen suggérait déjà de réviser la Constitution pour modifier l’accès à la nationalité et au droit d’asile. Est-ce toutefois possible ? « Ce que Marine Le Pen propose, c’est une sorte de coup d’État ! » tempêtait le constitutionnaliste Dominique Rousseau, ajoutant qu’il « faudrait sortir de l’État de droit, de la démocratie ». Au fond, quel est l’écueil ? Au Rassemblement national, on brandit l’article 11 de la Constitution. Problème : la révision du parchemin constitutionnel n’est pas visée à l’article 11 mais à l’article 89, qui exige l’aval préalable des assemblées. Pour le RN, il faudrait donc forcer le passage, court-circuiter le Parlement pour soumettre la révision aux Français en direct. Cela marcherait-il ? Rien n’est moins sûr. Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, n’a d’ailleurs pas manqué de l’annoncer dans sa leçon de droit assénée juste avant la présidentielle : « Ceux qui, comme de Gaulle en 1962 [… ], estiment pouvoir s’appuyer sur l’article 11 et le seul référendum pour réviser la Constitution ont tout faux. N’est pas le général de Gaulle qui veut (1) ». Autrement dit, terminé l’époque où le chef changeait les règles du jeu par référendum, où le peuple était le seul arbitre légitime. Récemment, Emmanuel Macron a annoncé une révision de la Constitution pour étendre l’article 11 et faciliter le recours au référendum d’initiative partagée (RIP) introduit en 2008. Alléluia ? A priori non. Déjà, le chef de l’État a lui-même annoncé, le 17 novembre dernier, qu’il renonçait à « référender » sur l’immigration, faute de majorité nécessaire au Congrès. Ensuite, vouloir faciliter le RIP, c’est bien, à condition de rappeler ce que c’est : un artifice. L’initiative n’appartient pas aux Français, mais aux parlementaires ; la proposition doit être validée par le Conseil constitutionnel ; elle doit recueillir le soutien d’un dixième des électeurs (près de cinq millions de personnes) en neuf mois seulement ; elle ne peut porter atteinte à une loi vieille de moins d’un an. Une simplification n’y changera rien, sauf à révolutionner l’outil du sol au plafond.

Plus profondément, les barrières qui empêchent le retour du référendum ne font que rappeler les difficultés qui ont constamment jalonné son utilisation. En 1946, l’article 3 de la Constitution de la IVème République prévoyait certes son usage, pour mieux en restreindre l’exercice : « La souveraineté nationale appartient au peuple français. [… ] Le peuple l’exerce, en matière constitutionnelle, par le vote de ses représentants et par le référendum. En toutes autres matières, il l’exerce par ses députés à l’Assemblée nationale ». En somme, pas de consultation du peuple hormis l’hypothèse rarissime d’une révision du texte fondamental. A contrario, la Constitution de la Vème République supprime ces limites. Plus question de le cantonner aux chantiers constitutionnels, de le réserver à une hypothétique transformation des institutions. Le référendum devient l’alternative officielle, dotée d’une puissance de frappe à hauteur du vote des députés. Tel est le sens profond de son article 3 : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». En pratique, même sous de Gaulle, la chose ne va pourtant guère de soi. Dès 1962, son appel au peuple pour trancher la question algérienne suscite cet avertissement du quotidien Le Monde : « L’usage extensif, sinon abusif, du référendum est certes conforme à l’esprit du régime [… ], il reste que parmi les retouches constitutionnelles possibles, l’une des plus nécessaires est à coup sûr la révision de la procédure du référendum (2) ». Si le peuple est aux côtés du Général, la voie référendaire est déjà dans l’œil du cyclone.

Quelques mois plus tard, la bataille fait rage. A l’automne 1962, le cénacle politique se dresse contre la consultation populaire lancée par de Gaulle pour instaurer l’élection du Président au suffrage universel direct. Pourquoi ? Parce que l’article 11 ne le lui permet formellement pas. « Forfaiture ! », assène Gaston Monnerville, président du Sénat, pour qualifier la tactique gaullienne. L’Assemblée nationale va jusqu’à voter la motion de censure, contraignant de Gaulle à répliquer par la dissolution. Si le Général sort vainqueur du scrutin du 28 octobre 1962 – 62,25 % des Français approuvent sa réforme –, les braises ne s’éteignent pas. En 1969, son référendum sur la régionalisation et la réforme du Sénat lui vaut l’opposition des communistes, des socialistes, des centristes et des libéraux. Résultat : le 27 avril, de Gaulle perd le scrutin et démissionne. Trois ans plus tard, alors qu’il est à l’Élysée, Georges Pompidou sait qu’à ne pas le réutiliser au plus vite, le référendum tombera en désuétude : « La procédure du référendum est une procédure qu’il ne faut pas laisser péricliter ». Le 23 avril : il « référende » sur l’élargissement de l’Europe et obtient un « oui » à 68,32 %. Mais par la suite, l’histoire se gâte. Valéry Giscard d’Estaing est le premier président à ne pas y recourir. En 1992, François Mitterrand « référende » contre son gré sur le traité de Maastricht : « Si les parlementaires sont en mesure de réunir une majorité des trois cinquièmes, je ne vois pas pourquoi j’irais compliquer les choses avec un référendum », annonce-t-il le 12 avril. Il s’y résout finalement, et le « oui » l’emporte sur le fil, avec 51,04 %. En 2005, face à l’unanimisme de la classe politique, Jacques Chirac se voit contraint de « référender » pour ratifier la Constitution européenne. Le 29 mai, le « non » l’emporte cette fois, avec 54,68 %. Le crépuscule s’abat sur la chiraquie, et le référendum sort du paysage.

Au bout du compte, l’arme bionique voulue par le Général de Gaulle a été remisée au grenier des interdits, cornaquée par le Conseil constitutionnel comme par les impératifs européens. Si elle est au centre des débats, tout le monde s’est habitué à ne plus la voir dégainée. Le référendum est le grand absent dont tout le monde parle, le spectre qu’on agite sans le ranimer. Quitte à donner aux Français l’impression que la démocratie directe, inscrite au frontispice de notre Constitution, a disparu. Et avec elle la souveraineté populaire. Mais la gronde est là, gilets jaunes ou pas. Et il est plus qu’urgent d’y répondre. 


*Vient de publier aux éditions L’Artilleur : « Le référendum impossible – Comment faire taire le peuple » – Préface de Michel Onfray – 272 pages

1. « La leçon de droit de Laurent Fabius aux candidats pour 2022 : « N’est pas le général de Gaulle qui veut ! » », Le Parisien, 25 janvier 2022.

2. Jacques Fauvet, « 8 janvier 1961 – 8 avril 1962 », Le Monde, 22 mars 1962.