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Le sucre : un produit agricole en géopolitique

Par Thierry Pouch, Economiste*

Quoi de plus banal que le sucre ? Un produit la plupart du temps utilisé par le consommateur pour sucré son café ou pour déguster une pâtisserie produite par ses soins ou par un pâtissier.

Il fait partie de notre quotidien, bien que désormais associé, en tout cas dans nos sociétés occidentales, à des pathologies qui, via le corps médical, recommande d’en limiter l’absorption quotidienne. Dans cette dimension alimentaire, le sucre associe autant le plaisir que la culpabilité d’en avoir ingurgité et donc de s’exposer à l’obésité.

Et si le sucre était autre chose ? Un produit issu soit de la culture lointaine de la canne qui fournit 80 % du sucre, ou bien de la betterave, pour les 20 % restants, mais dont l’itinéraire, dans ce second cas, est en réalité bien plus complexe qu’on l’imagine ? Et si l’on se rapprochait du sucre de betterave pour en distinguer autre chose qu’un bien alimentaire ? Car le sucre, assurément, à bien d’autres usages, industriels, énergétiques en particulier. Ce serait ainsi faire une embardée dans un univers agricoles qui, comme le reste des filières, n’échappent pas aux mutations structurelles en cours sur les marchés, et dans la hiérarchie des nations qui en produisent, en exportent et en importent. Une telle question conduisant ipso facto à questionner la stratégie de l’Union européenne, et singulièrement de la France, en matière de production de betterave et de sucre.

Le sucre : qui produit pour quels consommateurs ?

Qu’il provienne de la canne ou de la betterave, le sucre apparaît être comme dans une sorte de voisinage avec d’autres denrées alimentaires. Une poignée de producteurs, géographiquement situés, est en mesure de répondre à des milliards de consommateurs répartis dans le monde entier. A observer la production mondiale de sucre – 190 millions de tonnes sur l’année 2021 – qui a décuplé depuis la Première guerre mondiale, puisque le monde n’en produisait que 15 millions de tonnes, on constate que les dix premiers producteurs mondiaux en réalisent à eux seuls entre 75 et 80 %. Cinq d’entre eux atteignent 60 % de la production mondiale, et, encore mieux, un seul pays, le Brésil, en totalise 20 %. Des géants de l’offre en quelque sorte, qui plantent, récoltent deux produits bruts pour faire du sucre, en exploitant pas moins de 29 millions d’hectares, soit une bonne moitié de la France. Et il en faut pour satisfaire une demande mondiale qui s’accroît chaque année de quelque 3 millions de tonnes, pour atteindre 170 millions de tonnes. Avec une consommation qui s’est accrue de +60 % entre 1995 et 2020, sous l’influence de la démographie et des mutations des niveaux de vie, la production de sucre est exportée à hauteur de 40 %, un taux parmi les plus élevé de l’agriculture.

L’Inde, qui a enregistré une hausse de 360 millions de sa population en un siècle, consomme 30 millions de tonnes de sucre, devançant la Chine (17 Mt), puis l’UE (15 Mt, dont l’Allemagne avec 3 Mt) et les Etats-Unis (11 Mt), le Brésil étant à 10 Mt. Avec le jeu des productions intérieures, certains pays peuvent couvrir leurs propres besoins, d’autres non. C’est pourquoi, dans le classement des dix premiers importateurs, on trouve l’Indonésie, la Chine, les Etats-Unis, le Bangladesh, l’Algérie, la Malaisie…. Dix nations exportatrices accèdent à leurs demandes : le Brésil (25 millions de tonnes exportées), la Thaïlande, l’Inde, l’Australie, le Guatemala, et l’UE avec à peine 1 million de tonnes.

Un tel classement met bien au jour les rivalités géoéconomiques entre des pays producteurs qui exportent pour capter une demande mondiale toujours croissante et appelée à le demeurer à l’horizon 2050, surtout en Asie, au Maghreb et au Moyen-Orient.

L’Union européenne en déclin

Le début des années 2000 place l’Union européenne sur la défensive en matière de politique sucrière. Le Brésil dénonce cette politique sucrière et dépose un panel à l’Organisation mondiale du commerce, dans l’intention d’affaiblir les exportations européennes de sucre. La décision de réduire ses exportations et d’abaisser ses quotas sucriers, entraîne l’UE dans une spirale de hausse de ses importations, allant jusqu’à représenter 20 % de sa consommation intérieure. Une conséquence directe est la fermeture de plusieurs usines – 75 au total entre 2005 et 2009 – de transformation sur le territoire. En 2017, entre en application la fin des quotas sucriers, lancée en 2011 et décidée en 2013 par l’UE dans le cadre de la réforme de la Politique agricole commune, et dans le prolongement de celle relative au secteur laitier deux ans plus tôt.

Avec la sortie des quotas sucriers, la production européenne n’a plus de frein, mais s’expose régulièrement à des fluctuations des prix. Plongés dans un marché mondialisé, les producteurs sont exposés à une rude concurrence, qu’elle émane bien entendu du Brésil, de l’Inde, de la Thaïlande ou, plus récemment, de la Russie, qui est devenue le premier pays producteur mondial de betteraves à sucre. De ce point de vue, il semble légitime de s’interroger sur les ambitions de la Russie, qui semble vouloir conquérir un rôle de premier plan sur l’échiquier mondial sucrier, comme elle l’a fait pour le blé.

La France betteravière en devenir

Dans ce contexte sucrier qui a connu de grands bouleversements, comment se positionnent les quelque 24 000 planteurs français, répartis sur 400 000 hectares (1,5 % de la Surface Agricole Utile), et sur sept régions, les Hauts de France représentant 50 % de la SAU dédiée à la betterave ? Le long processus de modernisation de la filière a propulsé la France au rang de premier producteur de l’UE, avec environ un peu moins de 30 % de la production des 27, devant l’Allemagne, la Pologne et les Pays-Bas. De l’arrachage des betteraves au processus industriel, ce ne sont pas moins de 6 000 emplois directs en sucrerie qui sont induits par cette activité agricole. Enfin, le sucre français s’exporte plutôt bien, puisque ce secteur se classe au quatrième rang des excédents commerciaux, derrière les vins et alcools, les céréales et les produits laitiers (un excédent de 856 millions d’e en 2022)

Le sucre issu de la betterave n’est pas qu’un produit alimentaire de bouche. Il a aussi de nombreux usages industriels. En voici quelques exemples. L’éthanol, un produit énergétique désormais ingrédient des carburants pour l’automobile, considéré comme un vecteur de la décarbonation des économies, qui est également incorporé dans certains produits pharmaceutiques, dans la parfumerie. Les alcools – que l’on pense notamment au gel hydro alcoolique tant utilisé depuis la pandémie de Covid-19, ou bien aux produits d’entretien –, sans oublier la pulpe de betterave, obtenue une fois le sucre retiré de la racine, et dont la richesse en protéines, en minéraux et en vitamines, constitue un apport important pour l’alimentation animale. Enfin, la mélasse est un des composants essentiels pour la fermentation dans la production de levures de boulangerie.

Dépassant le seul domaine de l’agriculture, la betterave est au carrefour de l’industrie et de différents usages. Elle forme un support de la souveraineté alimentaire et industrielle du pays, une notion qui a été restaurée dans sa légitimité depuis plusieurs années. On voit bien qu’à travers la production française de betterave, au regard de la production industrielle qui en découle, se pose la question de la stratégie européenne, face à la concurrence, face aux décisions de certains pays d’incorporer davantage de sucre dans l’énergie pour s’aligner sur la lutte contre le réchauffement climatique, mais avec quelles conséquences sur les flux commerciaux internationaux ? L’UE n’a-t-elle pas accordé un contingent de 600 000 tonnes d’éthanol au MERCOSUR lors de la signature en juin 2019 de l’Accord commercial ?

Il est sans doute temps pour l’UE de prendre la mesure de ces enjeux géostratégiques, et de reconsidérer ainsi les décisions prises ces dernières années, afin de préserver une filière qui, allant du champ à l’industrie, a permis aux européens et singulièrement à la France, de jouer un rôle dans le monde. Faute de quoi, ce sera une nouvelle étape dans la désindustrialisation de l’UE, l’obligeant à s’en remettre toujours plus aux importations (Russie, Turquie, Ukraine), et, pour le volet industriel, aux Emirats Arabes Unis, qui se sont engagés dans la voie du raffinage et du commerce de sucre. 


* Chef du Service études économiques et prospective aux Chambres d’agriculture France, chercheur associé au Laboratoire REGARDS de l’Université de Reims Champagne-Ardenne, membre de l’Académie d’agriculture de France. Co-auteur, avec Sébastien Abis, de Géopolitique du sucre, IRIS-éditions, 2023.