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La République est morte, vive la République !

Par Xavier Patier*

Avant longtemps, la France affrontera une déflagration politique en comparaison de laquelle les événements de mai 1968 ne furent qu’un bref chahut étudiant, car le drame qui se prépare ne sera pas comme alors un choc finalement classique entre l’ordre et le mouvement, mais un combat de tout le peuple contre tous les pouvoirs.

Cette crise à venir n’exprimera pas une lutte entre les partis politiques - cela, les élections s’en chargent encore-mais un combat de toutes les aspirations individuelles contre toutes les institutions. Elle ne sera pas résolue par des élections comme en 1968 qui vit triompher le parti de l’ordre après la dissolution de l’Assemblée Nationale, mais au contraire des élections la déclencheront, parce que les Français en refuseront le résultat, les modalités, et même le principe. L’élection au suffrage universel sera devenue une impasse. La République que nous aimons sera morte.

Bien sûr, je fais ici une prédiction, et il entre dans la définition d’une prédiction de toujours se tromper. Les choses ne se passeront sûrement pas exactement comme je viens de le dire. Mais réfléchissons. Les élections, en France, ont déjà perdu les élections. Tous les pouvoirs qui montent : juges, influenceurs, autorités indépendantes, dirigeants de grands groupes, ONG, technostructure européenne sont des pouvoirs nommés. Tous les pouvoirs élus, députés, sénateurs, exécutifs locaux ou nationaux, régressent. Les autorités nommés sont au-dessus de tout soupçon ; les autorités élues sont soumises à un désamour qui aboutit à une véritable délégitimation. Être élu est désormais moins honorable qu’être désigné. On appelle « indépendantes » des autorités technocratiques pour souligner qu’elle ne sont pas élues, ce qui en dit long sur l’idée qu’on se fait de l’indépendance de l’homme politique. Ces autorités dites indépendantes empilent sans cesse des compétences nouvelles au moment où le cumul des mandats, lui, est de plus en plus limité. La séparation des trois pouvoirs théorisé par Montesquieu au siècle des Lumières, législatif, exécutif, judiciaire, a cédé la place à une foire d’empoigne mettant aux prises une bonne demi-douzaine de pouvoirs, parmi lesquels les plus forts sont ceux qui doivent le moins aux urnes. Nous votons encore, mais les vrais décideurs se cooptent et notre avenir ne se joue plus dans les isoloirs. Le système est en état de rupture.

Les citoyens ne s’y trompent pas : il votent de moins en moins. Depuis 1974, le taux d’abstention a doublé au second tour de l’élection présidentielle, il a triplé aux élections municipales, et même quadruplé aux législatives. L’abstention n’est plus seulement le premier parti de France, elle est devenue à la fois la cause et la conséquence de l’impuissance publique. Le pouvoir politique a déserté les institutions, qui hébergent désormais la méfiance. Pourquoi un Elon Musk, un George Soros ou un Bill Gates répètent-ils à l’envi qu’ils ne veulent à aucun prix du pourvoir politique ? Tout simplement parce qu’ils l’ont déjà. On continue à appeler « contrepouvoir » les nouveaux pouvoirs. Ces nouveaux pouvoirs sont brutaux. Le temps viendra où on nous expliquera que la liturgie électorale de papa est dépassée, inutile, trop lourde, trop émettrice de CO2, trop budgétivore et trop vulnérable aux fraudes et à la circulation des virus. On nous expliquera qu’il faut voter en ligne depuis chez soi. Le vote événement cédera inéluctablement la place au vote permanent. On ne votera plus pour choisir des gouvernants, mais pour noter des gouvernances. On votera tout le temps et en réalité plus jamais. La trip-advisorisation de la vie politique nous empêchera de bâtir un projet collectif, cédant à la facilité de célébrer le culte de l’immédiateté et de l’émotion individuelle. Il n’y aura plus de République.

La politique est le mariage du temps long et de la raison. L’immédiateté et l’émotion au pouvoir installent la désespérance. Le processus est déjà en marche, car l’impuissance républicaine et le déclin de l’élection prospèrent au moment où les échéances que les Cassandres nous annonçaient depuis trente ans -et dont nous continuons à parler au futur par habitude - sont déjà advenues. La décadence du Service Public n’est plus une menace, mais une réalité. La crise de la dette n’est pas devant nous : nous y sommes. La désindustrialisation n’est pas un péril, mais un fait. Le communautarisme n’est pas un horizon, mais un quotidien. Et la vie continue. Il ne s’agit plus pour nous d’éviter le déclassement mais d’apprendre à vivre avec. La lucidité est le passage obligé vers le renouveau. Elle est rare. Le déni qui continue à nourrir nos imaginaires est mortifère. Il fait prospérer la suspicion sur les institutions et nourrit violence. La Nation veut de l’ordre public. Elle se laisse persuader que la République n’est plus capable de le lui donner. L’orage gronde.

Il faut d’urgence réinventer la République. Comment le faire ? Par des initiatives concrètes capables de rendre son importance à l’acte électoral. Les citoyens recommenceront à voter dès lors qu’ils auront le sentiment que le vote déterminera à nouveau leur avenir. Ce n’est pas le déficit d’offre politique qui nourrit l’abstention, mais bien l’idée que les options les plus importantes ne se décident plus dans les urnes. Le peuple veut des élus forts. On lui propose des élus faibles. Pour commencer, il faut rendre leur liberté aux collectivités locales. Il faut oser tordre le cou aux bons sentiments et aux idées reçues. On ne parlerait pas autant des méfaits du « millefeuilles » territorial si l’interdiction du cumul des mandats n’avait rendu le système absurde. Si l’on rendait à l’électeur la liberté de choisir lui-même quand il faut interdire un cumul, nous retrouverions des élus forts. Ce serait un cercle vertueux. Les citoyens veulent députés -maires. A eux d’en décider. La République a besoin d’un législateur imprégné de l’expérience du terrain. Elle renaîtra si elle est à nouveau capable de susciter des élus puissants.

D’autres initiatives concrètes devront tendre à restaurer la chaîne de responsabilité publique. Dans notre système républicain, tout fonctionnaire est responsable devant l’électeur. Le fonctionnaire répond devant un directeur d’administration ou devant un préfet qui lui-même répond devant le conseil des ministres, responsable devant le Parlement. Les autorités administratives indépendantes, les experts hors structure, les consultants échappent à cette logique. Les électeurs sentent qu’il y a là une anomalie. Il faudra trouver les moyens de la corriger, soit en élisant ces autorités, soit en les réintégrant dans la hiérarchie républicaine, responsable devant le citoyen. A défaut l’élection dépérira pour de bon.

Enfin, la politique doit retrouver la part du rêve. « Quand les Français se disputent, il faut leur parler de la France », disait De Gaulle. Il nous faut d’urgence des chefs capables de nous parler de la France non pas pour nous en faire désespérer, mais pour nous faire rêver. 


*Xavier Patier, auteur de nombreux romans et essais a exercé des fonctions de dirigeant au service de l’Etat et des entreprises. Vient de publier chez Artège « La confiance se fabrique-t-elle ? Essais sur la mort des élites républicaines ».