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Les difficultés de financement de l’économie de défense

Par Franck Bourgeois, avocat associé, Eversheds Sutherland (France) LLP

La guerre en Ukraine a favorisé la prise de conscience du besoin d’investissement dans l’économie de défense.

La nouvelle loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030 (LPM) créera des opportunités de développement pour l’économie de défense, sous réserve que les entreprises de la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) puissent financer ce développement auprès des banques ou des investisseurs en capital.

Or, plusieurs difficultés d’ordre réglementaire ou normatif, provenant notamment de l’importance croissante des critères extra-financiers, ou en tout cas de l’interprétation qui en est faite en Europe pour le secteur de la défense, entravent le financement des entreprises de la BITD.

Impact des critères extra-financiers

On peut, en premier lieu, évoquer la complexité des règles de conformité qui pèsent lourdement sur les petites et moyennes entreprises, notamment pour celles qui exportent ; les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) qui, en Europe, tendent à exclure le secteur de la défense des investissements jugés acceptables et la frilosité de certains établissements bancaires ou d’investisseurs au regard de tout risque d’atteinte à leur réputation.

L’impact négatif de ces facteurs sur le secteur de la défense a été dénoncé dans au moins deux rapports parlementaires récents (1).

Il est donc intéressant de relever qu’à l’occasion des débats parlementaires sur la LPM, le rapport annexé au projet de loi adopté en première lecture par l’assemblée nationale a été modifié pour tenter d’apporter des réponses à ces difficultés. D’une part, il est désormais prévu qu’une mission commune de médiation du crédit Défense sera mise en place par le ministère des armées et celui de l’économie pour lever les difficultés de financement « liées au refus opposé par les banques ». D’autre part, les labels ESG favorisant les activités de souveraineté seront encouragés.

Enfin, l’assemblée nationale formule le souhait que le secteur de la défense soit traité favorablement dans le cadre de la taxonomie européenne de la finance durable ; que les mécanismes qui mobilisent l’argent public européen irriguent exclusivement les entreprises de la BITD européenne et que la Banque européenne d’investissement agisse en faveur du financement du secteur de la défense. La réalisation de ces souhaits nécessitera cependant de convaincre nos partenaires européens.

Impact de la réglementation sur les investissements étrangers en France

On peut, en second lieu, évoquer également les restrictions à l’évolution du capital des entreprises de la BITD, en application de la réglementation sur les investissements étrangers en France, au sein d’un écosystème national insuffisamment étoffé après des décennies de sous-investissement par l’Etat dans le secteur de la défense.

Ainsi, même si ces restrictions sont évidemment indispensables à la protection de la souveraineté nationale, et font d’ailleurs l’objet de réglementations similaires dans un nombre croissant de pays, force est de constater que l’Etat français, lorsqu’il s’oppose à la réalisation d’un investissement étranger dans le secteur de la défense, rencontre parfois de grandes difficultés pour substituer un investisseur français à l’investisseur étranger, au prix consenti par ce dernier.

L’un des exemples les plus frappants de cette difficulté, largement relayé dans la presse il y a trois ans, est celui de la cession de la société Photonis par le fonds d’investissement Ardian, lequel a dû se résoudre, en raison du veto de l’Etat français à l’acquisition de Photonis par le groupe américain Teledyne, à céder cette société à un autre investisseur, à un prix beaucoup moins élevé que celui proposé par l’investisseur américain. L’expérience d’Ardian dans ce dossier est sans doute de nature à refroidir les velléités de certains investisseurs, français ou étrangers, de s’intéresser au secteur de la défense.

De plus, dans l’hypothèse où le veto français serait perçu comme exercé à des fins principalement protectionnistes, tout risque de représailles ne pourrait pas être écarté. Il ne faut pas oublier que de nombreux groupes français sont installés aux Etats-Unis et y investissent, bénéficiant ainsi, directement ou indirectement, de la puissance du budget américain de la défense, lequel vient d’être porté à 858 milliards de dollars (presque 800 milliards d’euros) par an.

Dans ce contexte, trouver le juste équilibre entre la préservation de la souveraineté nationale et celle des intérêts économiques du pays est un exercice difficile.

Mais, si l’Etat français peut interdire un investissement étranger susceptible de soulever des difficultés au regard de l’intérêt national, la réglementation lui permet aussi de l’autoriser sous réserve d’acceptation par l’investisseur d’engagements protecteurs des intérêts nationaux. En cas de manquement à ces engagements, des sanctions très lourdes sont prévues, pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement.

Dans le secteur de la défense, ces engagements peuvent porter notamment sur l’absence d’application des réglementations étrangères en matière de contrôle des exportations, telle que, par exemple, la réglementation américaine « International Traffic in Arms Regulations » (ITAR) ; sur la mise en place d’une gouvernance spécifique ou encore l’instauration de barrières technologiques et réglementaires (habilitations de sécurité) permettant le cloisonnement de l’information sensible vis-à-vis de l’investisseur et la protection de celle-ci vis à vis des réglementations étrangères. Sont ici à nouveau particulièrement visées les réglementations américaines à portée extraterritoriale.

Dans certains dossiers, l’investisseur étranger doit également s’engager sur un niveau minimum d’investissements industriels en France ou accepter une prise de participation minoritaire de l’Etat français, assortie de droits particuliers, dans la société objet de l’investissement.

En matière de cloisonnement de l’information, la France n’est pas allée jusqu’à instituer un mécanisme similaire aux mécanismes américains du « proxy agreement » ou du « voting trust » qui permettent aux autorités américaines de faire nommer des personnes indépendantes, de nationalité américaine, approuvées par les agences de sécurité et qui gèrent l’entreprise au nom de l’investisseur étranger, lequel se trouve ainsi complètement coupé de la direction opérationnelle de sa filiale américaine.

A notre connaissance, l’instauration d’un tel mécanisme en France n’est pas à l’ordre du jour. Seuls les Etats-Unis, grâce à l’attractivité de leur économie, peuvent se permettre d’imposer une procédure d’examen des investissements étrangers aussi longue et couteuse que la leur, assortie de mécanismes de cloisonnement aussi étanches, plaçant ainsi les investisseurs étrangers dans une position moins favorable que celle des investisseurs américains, par nature exemptés de celle-ci.

La LPM, si elle est définitivement adoptée en l’état, va cependant renforcer la protection des intérêts nationaux dans le secteur de la défense, indépendamment de la nationalité des investisseurs dans les entreprises concernées, que ce soit par la refonte du régime juridique des réquisitions ; la possibilité d’imposer la constitution de stocks stratégiques ; l’exécution prioritaire, y compris par les sous-traitants, des commandes de l’Etat ou encore par le renforcement des pouvoirs de l’autorité nationale de sécurité des systèmes d’information.

Ces nouveaux pouvoirs de l’Etat français rendront peut être plus acceptables certains investissements étrangers dans ce secteur.

Enfin, certaines sociétés de gestion françaises, telles que notamment Tikehau Capital ou Weinberg Capital Partners, ont créé des fonds spécialisés dans l’aéronautique ou la défense. Le changement de contexte lié à la guerre en Ukraine facilitera peut être le développement d’un capital investissement privé plus puissant dans ce secteur, améliorant ainsi la liquidité des actifs et donc l’attractivité du secteur, y compris pour les investisseurs étrangers. 


1. Mission Flash, de la commission de la défense nationale, sur le financement de l’industrie de défense, confiée aux députés Françoise Ballet-Blu (La République en marche) et Jean-Louis Thiériot (Les Républicains), examinée en commission le 17 février 2021, et le rapport d’information du 29 mars 2023, de la commission des finances, sur l’économie de guerre, présenté par le député Christophe Plassard (Horizons).