Print this page

Le blocus du Karabagh, un acte de terrorisme humanitaire

Par Tigrane Yégavian, chercheur au CF2R, membre du comité de la rédaction de la revue Conflits*

Le 12 décembre, à 10h30, des citoyens azerbaïdjanais se faisant passer pour des éco-activistes encadrés par des membres des forces spéciales, ont bloqué le passage du corridor de Lachine, la seule route reliant l’Arménie à la République non reconnue de l’Artsakh (ex Haut-Karabakh). Motif : exiger la fermeture des mines de la région de Martakert situées dans l’enclave arménienne. Le lendemain, l’Azerbaïdjan coupait l’approvisionnement en gaz du territoire de l’Artsakh. Coupés de chauffage, ses habitants, l’avaient déjà été l’hiver précédent du fait d’un sabotage du gazoduc reliant l’Arménie au Karabagh.

En ce mois de janvier, il neige en Artsakh, les températures ont franchi le seuil des -10 degrés ; le gouvernement artsakhiote a dû fermer les écoles et puiser dans les réserves stratégiques pour que la population ne puisse pas mourir de faim.

Voici donc un mois que les 120 000 Arméniens de l’Artsakh dont 30 000 enfants se retrouvent dans la plus grande prison à ciel ouvert au monde ; victimes d’un blocus sans précédent dans l’indifférence quasi générale de la communauté internationale. 1100 civils dont 270 mineurs sont bloqués en Arménie et ne peuvent revoir leurs familles. Une catastrophe humanitaire majeure menace ce peuple aux portes de l’Europe. L’Azerbaïdjan a menacé d’abattre tout avion civil qui tenterait d’atterrir à l’aéroport de Stepanakert, capitale de l’Artsakh. Les rares images qui nous parviennent arborent le désolant spectacle d’étalages de supermarchés vides, des hôpitaux sans médicaments, des visages de mères anxieuses assistant à la messe du Noël arménien dans la cathédrale de Stepanakert... Si le Comité International de la Croix Rouge a pu évacuer quelques grands malades nécessitant des soins de toute urgence, plus rien ne passe dans l’autre sens, ni vivres, ni médicaments.

Le silence complice de l’UE

Après avoir frôlé la disparition en novembre 2020 au terme d’une guerre désastreuse face au tandem turco-azéri, le peuple arménien de l’Artsakh vit en sursis, protégé par une force russe de maintien de la paix de 2000 hommes. En face, l’armée azerbaïdjanaise épaulée par l’armée turque et des groupes paramilitaires ultranationalistes panturcs. Depuis 2020 Bakou poursuit son objectif de victoire finale, à savoir un nettoyage ethnique de cette population dont le seul crime est de persévérer à vouloir vivre en paix sur ses terres historiques. Depuis la défaite militaire de 2020, les Arméniens de l’Artsakh subissent constamment des manœuvres de déstabilisation et de harcèlement visant à les pousser au départ. Conforté par la faiblesse relative de la Russie qui s’enlise en Ukraine et la pusillanimité de l’Union européenne qui a choisi de brader ses principes contre quelques livraisons de gaz, l’Azerbaïdjan a su retourner le rapport de force en sa faveur et pousse à l’avantage en voulant faire plier l’Arménie sur deux points : l’abandon du Karabagh et un corridor extraterritorial souverain reliant l’Azerbaïdjan à son exclave du Nakhitchevan via le sud de l’Arménie.

Dans cette conjoncture dramatique l’Union européenne se garde bien de désigner l’agresseur de l’agressé et s’accommode avec le régime de Bakou qui tient le pays en coupe réglée. Ursula Von Layen continue de qualifier le dictateur Aliyev de « partenaire fiable », et ignore les lanceurs d’alerte au sujet de l’inquiétante dégradation des droits de l’homme dans ce pays, classé 168ème au classement de Reporters Sans Frontières en 2020.

L’ambiguïté de la Russie et le rôle méconnu de la Grande-Bretagne

Soutenu par la Turquie, l’Azerbaïdjan a une relation d’interdépendance avec la Russie. Les deux pays voisins ont signé une alliance stratégique la veille de l’invasion de l’Ukraine. Le géant russe Lukoil détiendrait 20 % du gaz azéri, qui selon certaines sources, serait du gaz russe retransformé afin de contourner l’embargo et les sanctions contre Moscou. Pas question donc pour Moscou de s’aliéner l’Azerbaïdjan ; la Russie soutient le déblocage des communications dans son pré-carré caucasien à condition qu’elle en garde le contrôle. De toute évidence la Russie joue un jeu ambigu et complexe tout en renouant avec la géopolitique des empires dans le cadre de sa coopération compétitive avec la Turquie qu’elle livre sur plusieurs terrains allant de la Libye au Caucase en passant par la Syrie.

Un génocide qui se poursuit à bas bruit

Depuis plus d’un siècle la politique étrangère du Royaume-Uni est alignée sur celle du panturquisme par opposition à la poussée russe vers les mers chaudes. Londres a été un soutien aussi actif que discret à Bakou et Ankara au cours de la dernière guerre et outre les investissements colossaux britanniques dans l’exploitation des gisements pétroliers via British Petroleum, les Anglais lorgnent sur les mines du Karabagh sur les territoires repris aux Arméniens. Détenue par un anglo-iranien d’ethnie azérie, l’Anglo Asian Mining PLC a acquis deux gisements de cuivre-molybdène qui se trouvent dans la partie du Karabagh restée aux mains des Arméniens.

De toute évidence, la politique arménophobe de l’Azerbaïdjan qui se conduit envers les Arméniens du Karabagh, de la République d’Arménie et de la diaspora comme un Etat foncièrement raciste, voire terroriste, agit de façon cohérente. Bakou considère que la question du Karabagh sera résolue le jour où il n’y aura plus d’Arméniens, de la même façon que le Nakhitchevan a été « nettoyé » de sa population arménienne majoritaire en 1918 en l’espace de quelques décennies. Cette politique d’ingénierie démographique ne va pas s’arrêter là dans la mesure où l’Azerbaïdjan a des velléités annexionnistes sur de vastes pans de la petite Arménie exsangue, à commencer par la province méridionale du Siunik, étroite bande montagneuse et dernier verrou stratégique qui empêche la jonction avec la Turquie via le Nakhitchevan ; mais aussi le bassin du lac Sevan, des portions de la région du Tavush et même la capitale Erevan, que Bakou considère comme historiquement azérie…

Les Artsakhiotes subissent la double peine. Ils sont victimes du deux poids deux mesures face à la solidarité au profit des Ukrainiens et victimes de la politique néo impériale russe qui s’accorde avec la Turquie sur le rejet de l’Occident et considère l’Artsakh comme une variable d’ajustement au pire comme une monnaie d’échange. Frustrée que son allié russe ne l’ait pas secourue alors qu’elle est membre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), l’Arménie a fait face seule à l’agression par l’Azerbaïdjan de son territoire en mars 2021 et en septembre 2022. Aujourd’hui, elle occupe 130 km2 de son territoire souverain. Insuffisant pour que la Russie désigne l’agresseur et l’agressé. De son côté l’Iran, qui se sent menacée par l’axe panturquiste, s’oppose à toute modification de sa frontière septentrionale. Mais elle n’est pas disposée à livrer des armes à l’Arménie.

Le peuple arménien attend beaucoup de la France, pays ami, mais appartenant à un autre système d’alliance. La France ne livre pas encore d’armes à l’Arménie en dépit de ses appels répétés. Mais elle lui apporte un soutien diplomatique par le biais de son rôle de membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU. Paris a été la seule puissance à réclamer une levée de ce blocus inique. Mais isolée au plan européen et international, la diplomatie n’est pas parvenue à faire fléchir ses partenaires, comme si la diplomatie du caviar avait eu raison du droit humanitaire international et du droit à l’autodétermination des peuples menacés de génocide.

Le 30 décembre dernier, tout espoir de voter une dénonciation du terrorisme humanitaire azerbaidjanais au Conseil de Sécurité des Nations Unies volait en éclats. Selon le site d’information arménien, Factor TV, la Russie avait introduit une série de projets de modifications de dernière minute "sachant très bien qu’ils ne seraient pas acceptés par les autres membres, ce qui s’est en effet produit". Le lendemain, l’ambassadeur d’Azerbaïdjan à Bruxelles, Vaqif Sadiqov, se félicitait de cette manœuvre russe. Dans un tweet publié le soir du Nouvel An, Sadiqov exultait : « Aujourd’hui, la France a perdu une autre bataille face à l’Azerbaïdjan au Conseil de sécurité de l’ONU dans une tentative infructueuse de faire passer une déclaration biaisée pro-arménienne au Conseil de Sécurité sur Lachine, ce qui a déclenché une réaction sévère de la part d’autres membres ». Son tweet concluait : « Ma gratitude va à l’Albanie, la Russie, les Emirats arabes unis et le Royaume-Uni ! C’est un excellent travail de diplomates azerbaidjanaise » ! Aujourd’hui les « écolos activistes » ont laissé la place à des militaires azéris, les masques sont tombés mais à mesure que le temps passe, l’angoisse sur le sort d’une population prise en otage s’accroît. 

*Derniers ouvrages parus, Géopolitique de l’Arménie, Bibliomonde, 2022, Haut-Karabagh, le Livre Noir, Ellipses (co-dirigé avec Eric Denécé).