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“Notre modèle d’armée soi-disant complet est surtout obsolète”

Par François Cornut-Gentille, député (LR) de la Haute-Marne et rapporteur spécial des crédits de la défense*

Voilà des années que nous esquivons un véritable débat sur notre défense, qui devient de plus en plus nécessaire. Certes, depuis l’attaque menée en Ukraine par Vladimir Poutine, la défense est désormais au cœur de l’actualité.

Quelques médias ont pointé les carences de nos armées. De leur côté, les principaux candidats à l’élection présidentielle se sont tous engagés à augmenter le budget des armées. Tout cela peut donner l’illusion d’une prise de conscience, tardive mais salutaire, des défis qui sont devant nous. L’idée rassurante s’impose qu’avec un peu de temps et quelques moyens supplémentaires, nous allons parvenir à remettre à niveau notre outil militaire.

La vérité est malheureusement beaucoup plus cruelle. Notre défense est aujourd’hui dans une triple impasse. Et l’effort que nous avons à fournir dans les années qui viennent n’est pas seulement budgétaire ; il est d’abord d’ordre intellectuel. Nous devons impérativement sortir de notre routine et de notre torpeur pour ouvrir sur notre défense les trois débats majeurs que nous n’avons que trop repoussés.

Un budget à tenir

Le premier est d’ordre budgétaire. Avec 41 milliards d’euros, le budget de la « mission défense » est le second derrière celui de l’éducation nationale (55 milliards). Après des années de rigueur, François Hollande et Emmanuel Macron se félicitent d’avoir entrepris un redressement significatif. Ils disent vrai. Cependant leur discours réconfortant masque l’essentiel, car les difficultés sont devant nous et sont loin d’être négligeables.

Pour atteindre un budget de 50 milliards d’euros en 2025, la loi de programmation militaire a en effet prévu le franchissement de marches budgétaires de 3 milliards d’euros sur les trois prochains budgets. Même en période normale, le respect d’un tel engagement serait tout à fait inédit. Or, dans la situation budgétaire post-Covid, la crédibilité de cette trajectoire financière apparaît désormais extrêmement faible. En outre, la défense va se trouver en concurrence directe avec les besoins sociaux urgents exprimés depuis la crise des « gilets jaunes » et durant la campagne présidentielle (notamment sur l’hôpital). Enfin, pour bien comprendre le mur devant lequel nous nous trouvons, il faut ajouter que cet effort déjà difficilement atteignable est très en dessous de ce qu’il conviendrait de faire pour dissuader (ou combattre) un éventuel agresseur.

Cependant, en matière budgétaire, ce ne sont pas les annonces qui comptent, mais la continuité de l’effort quels que soient les aléas. Or, de ce point de vue, c’est très mal parti : ce sont en effet 300 millions d’euros de crédits militaires qui viennent d’être discrètement annulés pour financer les mesures de soutien à l’économie. Ainsi, au-delà des déclarations ambitieuses, il n’est pas certain que nous soyons réellement déterminés à faire de notre défense une priorité. Telle est la première question désagréable qu’il nous faut regarder en face : concrètement, jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour assurer notre sécurité ?

La deuxième question, tout aussi dérangeante, concerne non plus le montant mais la pertinence de notre effort de défense. Ainsi, nous évoquons toujours le concept d’un modèle d’armée complet en oubliant l’ampleur de nos impasses : artillerie, transport stratégique ou drones pour ne citer que les plus évidentes. Tout cela peut se corriger. Encore faudrait-il dégager de nouveaux moyens.

Une rupture dans l’armement

Mais il y a plus grave. L’avènement du spatial et des missiles hypersoniques représentent probablement une rupture encore plus grande que l’irruption des tanks et des avions dans les années 1930. Dès lors, il faut être aveugle pour en ignorer les conséquences tant sur notre doctrine que sur nos équipements. Avec lucidité, nous devons nous demander quelles sont nos lignes Maginot d’aujourd’hui. C’est d’abord notre concept de dissuasion qui doit être réinterrogé (moins dans ses principes, comme le pense Jean-Luc Mélenchon, que dans ses vecteurs). Par ailleurs, le risque n’est-il pas réel d’une dépréciation accélérée de certains de nos grands équipements ? Cela vaut pour le plus emblématique d’entre eux, le porte-avions. Mais également pour nos grands projets européens, de l’Eurodrone au SCAF (avion du futur) : déjà dépassés, avant même d’avoir vu le jour ?

Evidemment, les moyens considérables consacrés à ces équipements le sont au détriment du spatial et de l’hypersonique. Certes, il est juste de reconnaître que nous ne faisons pas rien dans ces domaines. Nous affichons même de grands objectifs. Mais, dans les faits, la lenteur avec laquelle nous progressons, nous disqualifie. Une fois encore, nous préparons la guerre précédente. Notre modèle d’armée soi-disant complet est surtout un modèle obsolète.

Ceci doit nous conduire à nous interroger sérieusement sur la manière dont sont conçus et décidés nos grands programmes, qui sont habituellement le résultat de compromis entre les armées et les industriels. Avec, pour couronner le tout, un arbitrage effectué par des gouvernements qui n’ont qu’une vision très expéditive des problèmes. Certes, tout cela n’est pas problématique tant qu’il ne se passe rien. Il serait toutefois irresponsable de continuer de la sorte lorsque les menaces se précisent.

Sommes-nous capables de poser ces questions et d’y apporter des réponses convaincantes ? Et sommes-nous en mesure de définir une stratégie industrielle de souveraineté dépassant les seuls plans « com » ? Surtout, en cas de besoin, sommes-nous prêts à nous remettre en cause et à réorienter nos choix ? Les mauvaises options sont malheureusement les plus consensuelles, car elles ne dérangent pas les situations acquises. Seul un débat public et ouvert peut nous préserver des plus graves erreurs. A continuer ainsi sans débat, les déconvenues seront immanquablement au rendez-vous.

Un leadership en Europe menacé

Il est, enfin, un troisième débat tout aussi perturbant que nous devons engager sans détour. C’est celui de nos alliances stratégiques et industrielles. Dans ce domaine, il est impératif de nous débarrasser de nos réflexes conditionnés. La question n’est pas de savoir si nous sommes ou pas favorables à l’OTAN, à l’Europe de la défense ou à la coopération franco-allemande, mais de définir une stratégie à partir des réalités, y compris à partir de celles qui nous gênent. L’Allemagne ayant décidé de porter rapidement son effort de défense à 2 % de son produit intérieur brut, cela signifie à terme un budget de plus de 70 milliards d’euros, lorsque le nôtre se situera plutôt aux alentours de 50 milliards. Ce nouveau rapport de force change tout. Bientôt, si ce n’est déjà fait, nous ne pourrons plus nous targuer d’un quelconque leadership en matière de défense. Bien sûr nos conceptions ne sont pas celles des Allemands ou des Américains. Et nous avons de très bonnes raisons de les faire valoir. Mais comment peser dans ce nouveau contexte ? Avons-nous seulement un embryon de stratégie pour embarquer des alliés à nos côtés ?

Aucun de ces trois débats majeurs n’est abordé par les candidats à l’élection présidentielle, le Parlement ayant, pour sa part, accepté son effacement. Quel que soit le résultat des élections de ce printemps, il est peu probable que le jeu de nos institutions permette à lui seul d’interroger efficacement notre système de défense et de souveraineté. Pourtant, un sursaut politique est indispensable car les non-dits actuels nous exposent à toutes les défaites. Pour sortir des trois impasses dans lesquelles nous nous enfonçons, il faut commencer par les dénoncer. Nous devons trouver les modalités à travers lesquelles tous ceux qui ont conscience des enjeux pourront non seulement s’exprimer, mais surtout interpeller les responsables politiques et militaires. 


*Cette tribune a été publiée dans le journal le Monde le 29 mars 2022


Auteur de « Savoir pour pouvoir. Sortir de l’impuissance démocratique » (Gallimard, 2021)